Souvenir de dialogue avec un scout sioniste
Le train s’était ébranlé vers l’Est, et nous quittions Paris, sans savoir qu’une révolution organisée nous attendait au terme d’une traversée de la Russie. Cela se passait avant 1967, qui fut une date clef dans l’importance prise par l’idéologie sioniste en France : ce fut alors le moment où notre maître de sociologie en Sorbonne, Raymond Aron, qui tenait une rubrique politique au Figaro alors de direction catholique, osait présenter les scrupules de De Gaulle envers la politique de Ben Gourion, comme un nouveau degré de l’antisémitisme. Pareille appréciation indiquait au chef de l’Etat la porte de sortie.
Nous n’en étions point là, et la seule importance militaire que représentait le sionisme israélien en France était sa faveur dans l’armée, où il était tenu comme un allié stratégique contre l’Egypte de Nasser représentée comme un fascisme arabe par l’idéologie socialiste alors dominante dans la IV république, laquelle était le même chose qu’aujourd’hui, mais la culture en plus ! La nature de ce mouvement que nous savions ancien, bien antérieur à la seconde guerre mondiale, se confondait avec une conception laïque et socialiste, en rupture avec la condition juive, telle que Marx la décrivait et dénonçait dans son article sur “la question juive”.
Mon voisin de compartiment était élève et jeune enseignant à HEC, et aura une carrière brillante aux Etats-Unis, et fort bon pédagogue, qui se présenta comme scout sioniste et ancien membre du Parti communiste. Une expression allemande que je lâchais, et lui assurai d’être de Schopenhauer, lui fit demandait aussitôt si j’étais juif, à quoi je lui rétorquais avec le rire immédiat de la jeunesse que non, et lui demandais la raison de cette question : c’est que je m’intéressais à la culture allemande, que je sentais, il est vrai en encore, plus élevée et féconde que la française et le reste de l’Europe, et certainement qu’un certain physique jouait aussi, qui me joua des surprises burlesque mêmes, comme dans cette gare du Sud de Vienne, une dizaine d’années plus tard, quand une jeune femme hongroise, m’interpellant au faciès, me fi honte devant ses camarades, en voulant que je présente mon passeport français pour que je lui démontre que je n’étais pas un réfugié honteux, et cela se renouvellerait dans années plus tard à Vienne, jusqu’à ce que j’apprenne ce secret familial que la branche maternelle paysanne de Gascogne venait “de l’Europe de l’Est”, selon une tradition rapportée par mon grand père mort en 1931, et précisant à sa fille que nous étions venus avec les troupes de Napoléon. Certainement pour mâter la révolte espagnole : les troupes qui sont représentées sur le tableau de Goya, sur le 2 mai, au musée du Prado, sont d’uniforme français mais polonaises ! D’autres troupes avaient été amenée par le maréchal Marmont, duc de Dalmatie, dont des Croates.
Mon interlocuteur était bon physionomiste assurément et il m’expliqua aussitôt ce qu’il entendait par le mouvement sioniste, qui était une émancipation, et à ses yeux, une réformation du judaïsme ordinaire ! Il me conta la vie polonaise des ghettos et l’emprise de l’activité usuraire, avec la nécessité, pour s’en délivrer, de bâtir un Etat qu’il estimait devoir posséder une base communautaire paysanne, territoriale, qu’il estimait, non sans raison, opportune à réaliser en Europe centrale, et non pas – par une récupération religieuse et américaine en Orient où le sionisme devenait un argument pour soutenir une visée impérialiste.
C’est un rêve polonais, lui dis-je, et lui de parler de philosophie de l’Etat, si je me souviens de l’orientation du dialogue ! Il nous faut un concept comme l’enseigne la dialectique, etc. Evidemment cette utopie de sionisme n’avait point pour lui de sens religieux ; on eût pu même soutenir l’inverse. Notre train s’arrêta plusieurs heures à Brest, à la frontière russe, pour s’adapter à l’écartement des voies. Et d’en profiter pour visiter la banlieue dont il connaissait le plan, car je le vis entrer dans un quartier de villas des années 1930, aux tuiles rouges, qui étaient toutes du plus bel effet, et me dire qu’elle avait été leur demeure familiale.
L’émigration polonaise m’était d’autant plus connue que la plupart de mes camarades du “groupe de philosophie” germanophones de l’ancienne Sorbonne – ce qui est une nécessité en philosophie classique – parlaient l’allemand et chez eu le judéo-allemand ou yiddish, nés comme moi pendant ou avant la dernière guerre.
Le slogan du 19e siècle était l’émancipation des juifs de la condition économique qui était la cause de l’animosité latente ou patente des populations contre eux, et l’affaire en ce sens était politique et non pas religieuse, comme Kant l’observe dans sa Religion dans les limites de la simple raison de 1793 et dans une note de son Anthropologie où il évoque ces juifs de Pologne, qui soutinrent, me confirma le collègue scout, les armées germaniques, austro-allemandes et hongroises qui permirent de proclamer l’indépendance de la Pologne en la détachant de l’Empire russe pendant la guerre et exaltant même le rôle du Gefreiter ou sergent, si je ne me trompe, plus instruit et meilleur encadreur que dans l’armée française ; bref la culture sioniste avait repris les thèmes de la régénérescence par l’Etat et notamment le travail agricole, sur des terres polonaises ou biélorusses où les villages juifs disséminés étaient nombreux et formaient quelque unité. Mais Richard Wagner, qui eut une profonde influence politique dans tous les milieux de l’Empire allemand avait prophétisé la suite, Rothschild était bien trop averti pour accepter d’être le roi des juifs en Palestine, y préférant le statut plus obscur et éprouvé de juif des rois.
Il reste de cette conversation de jeunesse la trace d’une utopie reconnue par mon interlocuteur, et aujourd’hui ce sionisme n’est qu’une étiquette et un additif au judaïsme ordinaire, alors qu’il avait séduit des esprits rêvant de travail et non de spoliation. Verrons-nous un Etat sioniste dans le coeur de l’Europe ? Ce serait plus viable qu’en Syro-palestine, mais les dirigeants actuels de l’Etat hébreu n’ont peut-être pas envie de changer une condition ancestrale, celle introduite, dirait Köstler, par une vague orientale, la treizième et peut-être seule réelle tribu, le Yddishland ! Ce serait pourtant, à quelques égards, un retour aux sources !
Pierre Dortiguier