Gobineau prophète du déclin
Les vrais prophètes ne sont jamais bien vus dans leur pays natal, et le noble Coran insiste sur la mort systématique que leur réservait le peuple qu’ils avaient vocation d’avertir de respecter les normes divines et humaines. Ils auraient certainement été rejetés par le maire parisien du IIIe arrondissement qui joue aussi un rôle de bouc émissaire, comme ses ancêtres le savent, mieux que les rares descendants de ceux que la révolution française, dans sa barbarie, a poussés à quitter un sol trop bien cultivé par eux, ainsi que l’Évangile évoque le mauvais esprit plantant de l’ivraie derrière le bon grain semé par la main divine.
“…non, les églises ne se vident pas, elle se remplissent d’ombres homicides et que l’insouciance de ce peuple “toujours léger, quelquefois cruel” selon le mot de Voltaire, transforme en idoles de sa vanité !”
Un adversaire de la Révolution et, après Voltaire, l’un des meilleurs avocats de l’Islam qu’il estime épurer, là où il naquit, une tendance spontanée à la superstition, le comte Gobineau donne une idée de ce mouvement révolutionnaire, dans les choses les plus ordinaires, comme l’est l’administration municipale, et de donner l’exemple de sa chère ville de Rome où il trouva la liberté de travailler à son œuvre gracieuse de sculpteur, dans un temps où l’art dégénéré n’était pas encore sorti du ventre de l’Enfer, se contenant, au pire, d’être médiocre. Car cet homme excellait en plusieurs arts, et jamais en celui de mentir ! Voici comment il juge les prédécesseurs de nos révolutionnaires municipaux, après leur victoire maçonnique en Italie, jacobins et spéculateurs, qui avaient lié – ce avec quoi les années vingt du siècle dernier briseront – la lire à la livre sterling, et dont les descendants ont les mœurs que nous réprouvons, si nous sommes gens de bien. “On est frappé involontairement en parcourant les différents quartiers de Rome par la rareté véritable et singulière des monuments du seizième siècle. Tandis que l’imagination se complaît à l’étranger dans la double pensée qui reporte d’une part à l’antiquité, de l’autre au fécond et merveilleux mouvement de l’antiquité et de la Renaissance, la réalité du voyageur visitant le sol sacré de la métropole italienne étale l’indigence du présent quant aux restes de cette dernière époque. Les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles ont tout repoussé, tout envahi, tout effacé à extrêmement peu d’exceptions près. Il en doit résulter naturellement, ce semble, que, par respect pour les beautés du grand art, comme pour la magnificence des souvenirs historiques, ces exceptions en sont devenues plus précieuses et engagent à leur conservation les plus simples notions du patriotisme local. L’Italie en est, en vérité, responsable au monde civilisé.
Voilà cependant que l’esprit de spéculation le plus rapace et le plus brutal menace en ce moment, d’une destruction complète les jardins qui entourent la Farsénine. C’est là une mesure tellement monstrueuse que l’on ne comprend pas même comment elle a pu se proposer, encore moins se faire admettre par la municipalité actuelle qui en demeure responsable devant le temps présent et la postérité. Qu’est-ce que la Farsénine ? C’est un joyau unique au monde. Il a été bâti en 1509 pour Augustin Chigi, le banquier Siennois, l’ami et le protecteur de tous les grands artistes de cette époque incomparable.
C’est là que se trouve la Galatée de Raphaël, les fresques du Sodoma, les travaux fameux de Jules Romain, du Fattore, de Jean d’Udine exécutés sur les dessins de leur maître, la tête colossale dessinée par Michel-Ange ; tout est unique et merveilleux dans ces lieux consacrés et, cependant, ce qu’on veut abattre à cette heure, ce qu’on paraît résolu à détruire pour faire passer un quai d’une utilité douteuse, afin de livrer à la spéculation des terrains dévastés et dépouillés des admirables jardins qui les couvrent encore, ce sont les jardins de la Farsénine même, ce sont ces ombrages vénérables que l’histoire signale comme ayant été la promenade ordinaire des papes Jules II, Léon X, Paul III… On parle beaucoup en ce temps-ci du vandalisme des temps anciens et il se peut que, parmi les partisans des idées modernes, il s’en trouve beaucoup qui déclament volontiers contre les destructions consentis par les anciens gouvernements.
Si le ravage qui se prépare vient à s’exécuter, ces théoriciens pourront convenir qu’en fait de sauvagerie absurde, leurs amis n’auront rien à envier aux barbares des autres temps.”
(Papiers du comte Gobineau, publiés par Ludwig Schemann, Lettres, Correspondance avec Adelbert von Keller. Strasbourg, 1911, 206 pages. pp.141-143).
Pierre Dortiguier