“L’histoire est un perpétuel recommencement”
Cette citation de l’historien athénien Thucydide peut faire l’écho avec une théorie qui fut exposée au IVe siècle avant J-C. par le philosophe Platon dans son œuvre La République au livre III : L’anacyclose, ou la théorie cyclique du basculement des régimes politiques. Une théorie qui a été ensuite détaillée par l’historien grec Polybe de Mégalopolis dans Histoires au cours du IIe siècle avant J-C. Il développe le basculement successif de six régimes : monarchie, tyrannie, aristocratie, oligarchie, démocratie, et ochlocratie.
Tout d’abord, la monarchie se constituerait de manière spontanée et naturelle. Lors de catastrophes naturelles (inondation, épidémie, ou mauvaises récoltes) entraînant le désordre ; les hommes ayant survécu se rassemblent et naturellement, un homme se distingue du groupe. Par sa force et sa morale, il s’affirme auprès du groupe et prend ainsi le commandement. Polybe explique que ce lien naturel peut exister aussi bien chez l’homme que chez les animaux.
En somme, la monarchie repose sur un homme faisant usage de la force mais qui l’emploierait au service de tous. À titre d’exemple : la défense du groupe contre un ennemi extérieur ou rendre à chacun de ses sujets le mérite qui lui est dû. En retour, le monarque reçoit l’adhésion des masses populaires. Ce qui fait naître chez ces dernières la notion du bien et du mal, et ce que doit être la légitimité de son chef.
“C’est plutôt par une adhésion à son jugement qu’on lui obéit et qu’on s’entend pour sauvegarder son pouvoir, même si c’est un vieillard ; on le protège et on se bat d’un même cœur contre les adversaires de sa souveraineté. C’est ainsi qu’un monarque se trouve transformé insensiblement en roi, lorsque la raison prend le pas sur la passion et la force. Telle est la première notion que la nature donne aux hommes du bien, du juste et de leurs contraires, telles sont l’origine et la genèse de la vraie royauté”
Ensuite, la monarchie évolue progressivement vers une tyrannie. Pourquoi ? Parce que le descendant du monarque, (soit la première ou la deuxième génération qui suit) n’a pas nécessairement les mêmes principes et qualités que son ancêtre et qu’il peut maltraiter ses sujets. Le descendant doit sa légitimité que par succession héréditaire, et non pas par ses propres faits d’armes. Mais surtout, il se distingue d’un mode de vie luxueux, totalement différent par rapport à ses sujets, ainsi que par une dépravation des mœurs. Ce qui l’expose aux calomnies, et au mépris. Ainsi, la tyrannie naquit de la monarchie.
Le régime tyrannique – par son impopularité due essentiellement aux actions du chef – est renversé par une conspiration émanant d’un “mouvement révolutionnaire” venant “des plus nobles” et des plus “magnanimes”, en somme des aristocrates. Un mouvement qui est accompagné par le peuple pour renverser la monarchie. Pour combler le vide du pouvoir, le peuple s’en remet à ces aristocrates qui voulaient placer “l’intérêt commun au-dessus de tout”. Ainsi, l’aristocratie naquit de la tyrannie.
Pourtant, le même problème se pose avec l’aristocratie. Les descendants des aristocrates, qui n’avaient “ni l’expérience du malheur ni absolument aucune expérience de l’égalité politique et de la liberté politiques” n’ont connu depuis l’enfance que les privilèges de leurs ancêtres. En conséquence, ils s’abandonnent dans les mêmes vices que sous la tyrannie : la cupidité et l’avidité. Ce qui fait décrier une fois de plus le peuple. Ainsi l’oligarchie naquit de l’aristocratie.
Comme pour le régime tyrannique, le régime oligarchique est à son tour renversé, cette fois par les citoyens. Une fois les oligarques massacrés ou proscrits, ils décident de ne plus remettre le pouvoir à une minorité suite aux régimes antérieurs, mais à la majorité, c’est-à dire eux-même. Un groupe émane des citoyens qui se charge de fonder le nouveau régime. Ainsi la démocratie naquit de l’oligarchie.
Cependant, les générations qui suivent voient la prise de la démocratie par les “petits-fils des fondateurs”. En effet, les habitudes du pouvoir prennent le pas sur l’égalité et la liberté civique. L’objectif n’est plus que de convaincre les masses, quitte à dilapider des fortunes voire d’user de la corruption auprès du peuple, ce qui rend ce dernier “vénal et assoiffé de cadeaux”. En clair, la corruption ravili le peuple au niveau d’une “bête féroce” où règne la démagogie.
Ainsi nous entrons dans le dernier régime, l’ochlocratie, soit le pouvoir des foules. Un régime devenant incontrôlable où règne le pathos (les passions) au détriment du logos (la raison). Pour mettre fin à cette forme d’anarchie, le peuple retrouve un monarque qui par sa force et sa morale restaure l’ordre.
Et ainsi de suite…
Ce que nous pouvons retenir à travers cette théorie cyclique, c’est que la principale cause qui entraîne à chaque fois le basculement d’un régime vers un autre est la déconnexion entre l’élite et son peuple. À partir du moment où les élites se comportent en tyrans ou en démagogues, il y a basculement.
C’est une leçon que nous devons retenir pour notre époque contemporaine, car elle peut permettre d’anticiper les événements à venir. En particulier pour la France, où le gouffre se creuse entre les élites et le peuple. Des élites déconnectées de la réalité, vivant dans un monde à part, qui sont pour la plupart corrompues, qui appliquent des politiques contraires aux intérêts du peuple qui en retour n’a que dégoût et mépris envers elles. Un peuple qui pour une grande partie, est devenu un consommateur “vénal et avide de cadeaux” dans un régime qui se dit officiellement démocratique, mais officieusement oligarchique, mais tout en se rapprochant de l’ochlocratie.
À quand le prochain basculement ?