L’autre jour, alors que je sirotais un thé à la menthe à une table de bistrot, près d’un escalier en colimaçon, je me métamorphose brusquement en coccinelle… Emporté par l’émotion je me retrouve au bord du fauteuil où j’étais assis. Ne comprenant pas ce qu’il m’arrive, je vois deux personnes se diriger vers ma table. Me réfugiant tant bien que mal dans un creux du siège, j’essaie de reprendre mes esprits en attendant que la tempête des événements se calme pour moi. Un faisceau de lumière me fait découvrir alors l’insecte en lequel je me suis métamorphosé… : une coccinelle, la bête à bon Dieu, dévoreuse de parasites… L’angoisse me paralyse, je me dis que je suis en train de rêver. Je regarde alentour mais, de mon abri, je ne vois que le dessous des tables ; je jette alors un œil sur l’homme et la femme qui se sont assis à la mienne, de table. Je les reconnais, c’est Elisabeth Lévy et Alain Finkielkraut. L’angoisse de ma nouvelle vie d’insecte prend enfin quelque sens et je me rend compte assez vite que je peux entendre parfaitement ce qu’ils disent :
“On est à deux doigts de la catastrophe… manquait plus que Elie Wiesel… c’est le pompon… “, fit Elisabeth accablée.
“Oui…, bon… on n’a quand même pas atteint la dizaine de Juifs… faut juste espérer que d’autres ne surgissent pas… “, fit Alain mi-ironique mi-dévasté.
“Attends, on va les compter : DSK, Polanski, Joxe, Weinstein, Elie Wiesel, le frère de Weinstein… auquel il faut rajouter le plagiaire Tomer Sisley, même si ça n’a rien à voir… et également le menteur Gad Elmaleh… sans compter Madoff… Ah oui, t’as raison ça fait neuf… “, fit-elle en comptant sur ses doigts.
“Si on ajoute Bernard-Henry, ça fait dix… “, répondit-il en soupirant.
“Quel abruti lui !… Faudrait lui faire fermer sa gueule jusqu’à sa mort !”, s’emporta Lizbeth.
“Et on a oublié Fabius… et Sarkozy… Ce que je redoute surtout, c’est le scandale de pédophilie qui devrait bientôt éclater à Hollywood…, si des Juifs sont accusés, on est vraiment foutus… “, marmonna Alain les yeux dans le vide.
Un serveur arriva à leur table, un plateau sous le bras, et prit leur commande.
“Un double-whisky pour madame ?… Un double aussi pour monsieur… Très bien, je vous amène ça”.
Le serveur disparut entre les tables et la conversation reprit en bas de l’escalier.
“Ça ne m’étonnerait pas que des Juifs en soient accusés, y a bien eu des rabbins condamnés pour pédophilie… en Amérique comme en Israël… T’as raison, les carottes sont cuites… La curée peut commencer à n’importe quel moment… ça va tellement vite… il faut se préparer à un repli… “, fit Liz au bord des larmes.
“J’ai un appartement à Tel-Aviv, tu pourras venir… “, la rassura Alain.
“Pour combien de temps encore les Juifs seront en sécurité à Tel-Aviv… La Russie n’est pas les États-Unis… “, fit-elle hagarde. “De toute façon, personne ne sera en sécurité nulle part, Juifs où Goys… ça sera la fin du monde… “, fit Alain en se passant une main sur le visage.
“Et si c’était seulement la fin du monde juif…, la fin de notre domination, la fin de notre pouvoir… la fin de notre système… et le début d’un autre où on sera pourchassés comme des rats… “, lâcha-t-elle angoissée. “… Ça voudrait dire… qu’on s’est trompés,… que notre religion est fausse… qu’il y a un Dieu, et que nous les Juifs l’avons offensé, depuis des siècles… gravement offensé… Mais on n’en n’est pas encore là !”, fit-il d’un sourire se voulant rassurant. “Ça voudrait dire que les chrétiens auraient raison, ou pire, que les musulmans seraient… dans le vrai… “, fit-elle pas du tout rassurée.
“On n’en est pas là, écoute… “, fit-il encore plus rassurant. Tu vas quand même pas te convertir… ? De toute façon, on ne te croirait pas… Ils connaissent l’histoire des marranes, tu sais… “, conclut-il en voyant le serveur arriver.
“Il doit bien y avoir une issue… c’est pas vrai… “, désespéra Liz en accueillant tristement son double-whisky sans décocher le moindre regard ni le moindre mot au serveur.
“Quelqu’un d’autre que moi t’aurait dit que… la seule issue c’est de prier Dieu… “, fit Alain après avoir vidé son verre. “Arrête tes bêtises !…. “, lui répondit-elle exaspérée, en se prenant la tête des deux mains après avoir vidé son verre, puis elle soupira bruyamment, les yeux tournés vers le bas.
“Oh tiens, une coccinelle… !”, je tressaillis en voyant sa main s’approcher de moi et me saisir.
“Ah ouais… c’est peut-être un signe…”, fit Alain en souriant à peine.
“Regarde, elle essaie de s’envoler !…”, dit-elle après m’avoir posé sur la table.
“Elle nous fuit, c’est pas bon signe…”, lâcha-t-il d’un haussement de sourcil.
“Oh attend, j’ai une idée…”, fit-elle et demanda au serveur de la poudre de café qu’elle étala uniformément sur la table, puis me posa en bas à gauche de la surface sombre.
“Regarde ! Elle se déplace !”, jubila-t-elle en observant mon trajet dans la poudre noire.
Alors que je traçais soigneusement mon message en lettres capitales, je ne les entendis plus.
“Non mais c’est pas vrai !… C’est un cauchemar !… Alain, c’est pas possible !… “, fit Liz d’une voix étranglée en lisant ma prose.
Finissant de tracer la dernière lettre de mon message, je réussis à prendre mon envol et atteindre assez d’altitude pour voir leur visage terrifié et en sueur à la vue de mon inscription lapidaire : “ISRAEL DAMNÉ”.
Elisabeth, muette de stupéfaction, se leva brusquement et me chercha partout du regard. Étais-je un homme qui avait rêvé être une coccinelle ou une coccinelle rêvant maintenant être un homme ; la parabole de Tchouang-tseu me vint à l’esprit au moment où je repris forme humaine dans la rue… “Il faut l’attraper, Alain… “, cria Elisabeth en panique alors qu’elle se précipitait dans la rue où déambulait une foule de touristes chinois, et on se retrouva nez à nez, elle et moi… “N’avez pas vu une coccinelle ?”, demanda-t-elle, le visage décomposé, à l’homme que j’étais redevenu. “La voiture où l’insecte ?”, lui répondis-je d’un sourire en encaissant ses effluves éthyliques. “L’insecte !”, fit-elle agacée. “Non… ; elle ne se serait pas noyée dans votre bouteille de whisky ?… “, dis-je en riant. Elle me maudit du regard et s’en retourna, abattue, vers le bistrot. En l’observant, en larmes à côté d’Alain, effondré, qui l’avait rejointe, je sentis quelque chose entre mes doigts, je retournai mes mains, c’était de la poudre de café.