Quelle horreur que d’imaginer la fille de cette dame recevoir dans sa boîte mail la vidéo de sa mère jouant les premiers rôles dans une scène pornographique ! Quelle horreur ! Il est vrai que la pornographie est devenue quelque chose de fun, sympa, rigolo… c’est sidérant. Les gens ne pensent pas aux conséquences désastreuses de tels actes, comme l’humiliation, la perte d’un travail, l’explosion de sa propre famille, voire des regrets atroces faisant naître des idées suicidaires. Comment en est-on arrivé là ? Comment une société civilisée peut-elle laisser faire, sans réagir, la promotion de ce genre de délires, sans que les autorités publiques ne s’en occupent sérieusement ? Quel niveau de décadence et de dégénérescence a-t-on atteint pour être devenus aussi stupides et décérébrés ?
Sabine, une habitante du Loiret, a tourné une vidéo pour le site X sans réaliser que sa prestation serait vue par des millions d’internautes… dont sa fille.
Cet artcile a initialment été publié en 2015.
“Je veux témoigner pour que d’autres personnes ne fassent pas la même erreur que moi.” On peine à croire en observant Sabine, quinquagénaire tout en rondeurs, que l'”erreur” en question consiste en une vidéo porno. Elle a même droit à sa version dans la langue de Shakespeare sur un portail américain : “Gangbanging Sabine a French BBW” – dans le jargon du porno yankee, la “BBW” (“Big Beautiful Woman”) est une femme corpulente.
Sur la Toile, des centaines de milliers, voire des millions de paires d’yeux ont vu Sabine besognée par trois hommes (c’est cela, un gang-bang) sous les yeux de son mari, Christian, sur fond de commentaires goguenards du réalisateur. Les internautes ont cru pénétrer l’intimité d’un couple de concierges libertins du 12e arrondissement de Paris. La réalité est moins “pittoresque” : Sabine et Christian, 56 et 53 ans, ne se prénomment pas ainsi, ils n’habitent pas Paris mais dans une sous-préfecture du Loiret, et ils ne sont pas concierges. Elle a sa petite entreprise, lui conduit des camions. Quant à Marc Marzano, le réalisateur, ce n’est pas un copain venu les filmer gratuitement, mais un professionnel dûment rémunéré. Mais le hic ne se situe pas là pour Sabine et Christian :
Le problème, c’est qu’on n’imaginait pas une seconde que cette séquence serait en libre accès dans le monde entier, et que tout le monde pourrait nous reconnaître !
Ils n’ont en effet proposé leurs services qu’au site Jacquie et Michel, sans trop savoir dans quel engrenage ils mettaient les pieds. Jacquie et Michel… Derrière ces prénoms désuets – celui de son couple de fondateurs – se cache un site créé en 1997 et aujourd’hui numéro un de la galaxie française du cyberporno : 12 millions de visiteurs par mois, 10,5 millions de chiffre d’affaires. Un site connu pour ses séquences X franchouillardes, voire beaufs, qui est parvenu à faire un buzz énorme depuis quelques années, notamment grâce à une phrase : “Merci Jacquie et Michel !” Répétée ad nauseam par les actrices en pleine action, celle-ci est devenue un gimmick cocasse, qui traverse l’émission de Cyril Hanouna, les sketches des Guignols ou les imitations de Nicolas Canteloup.
Le site s’est notamment fait connaître grâce à deux phrases, prononcées lors des tournages : “Merci qui ? Merci Jacquie et Michel.” (J&M)
Sauf qu’à Jacquie et Michel, Sabine et Christian n’ont pas, mais alors pas du tout, envie de dire “merci”… “Cette histoire a bousillé ma vie. Et elle continue de me hanter”, lâche Sabine. L’affaire remonte à mars 2012. Christian fréquente le site et leur écrit pour leur demander de réaliser son fantasme : un film où sa femme serait aux prises avec trois inconnus. “C’était une connerie, reconnaît ce quinquagénaire à boucle d’oreille. On avait un problème de couple à ce moment-là, se souvient Sabine. C’était un défi, une histoire de ‘cap pas-cap’. J’ai dit ‘cap’…” Le couple pratique occasionnellement l’échangisme, mais jamais il ne s‘est filmé et il ne connaît rien au monde de la pornographie en ligne.
“Le sofa était tout tâché”
Peu de temps après, Sabine et Christian sont contactés par Marc Marzano. “Il nous a donné rendez-vous à Paris. On a hésité et je me suis défilée, raconte Sabine. Un deuxième rendez-vous a été pris, et on a accepté.” Pas une seconde il n’est question d’argent. Si les hommes participant à ces vidéos reçoivent une centaine d’euros par tournage et les femmes environ 300, eux ne font pas cela pour des raisons pécuniaires. Le tournage est fixé le 23 mars 2012, à un horaire a priori plus propice aux réunions Excel qu’aux débordements des sens : 9h30.
Rendez-vous dans un appartement du 12e arrondissement. Garés au pied de l’immeuble, Sabine et Christian éprouvent une ultime appréhension. “Tu es sûre que tu veux le faire ?” redemande le mari, soudain paniqué. Elle acquiesce. “Je le regrette, dit-elle. On aurait dû ficher le camp !” Mais ils montent. Là-haut, cinq hommes les attendent : les trois acteurs, le réalisateur et Michel – LE Michel de Jacquie et Michel –, très affairé à régler les projecteurs.
Première déconvenue : l’appartement donne plus envie de faire le ménage que l’amour ! “Le sofa était tout taché, je ne vous dis pas de quoi, dépeint Sabine avec horreur. Je suis allée me préparer dans la salle de bains. Vous auriez vu la tête des serviettes !” Deuxième déconvenue : ils ne vont pas, comme ils le croyaient, participer à une petite vidéo filmée “au long” – quelque chose qui ressemblerait à une partouze bien connue des échangistes. Ce sera un vrai tournage de presque trois heures, avec des interruptions entre chaque prise, et des hommes qui se “préparent” comme des pros pour la prestation suivante…
“C’est quoi cette vidéo avec ta femme ?”
Plus grave aux yeux du couple : le réalisateur leur a promis de les rendre non-reconnaissables, et il en sera autrement. “Il nous a dit que nos visages seraient floutés dans la version gratuite, celle que tout le monde peut voir. Qu’on ne pourrait nous reconnaître que dans la version longue, donc payante, explique Sabine. On pensait donc que seules quelques rares personnes pourraient y avoir accès.” Contacté par “L’Obs”, Marc Marzano jure avoir tenu parole : “Nous avions promis de ne pas faire apparaître leurs visages sur la partie diffusée gratuitement, cela a été scrupuleusement respecté.” Sauf que dans les nombreuses versions visibles sur internet, gratuites aussi, Sabine est face caméra et Christian, bien identifiable à l’arrière-plan.
Du reste, pas besoin d’être fin psychologue pour comprendre que, sur la vidéo, l’actrice du jour n’est pas à son aise : elle ne murmure que quelques phrases avec un sourire gêné et les gâteries qu’elle prodigue, en fermant les yeux, ressemblent à un mauvais quart d’heure à passer. Quand Marzano lui annonce que les sexes qu’elle tient en main vont aller “les deux dans le cul”, elle écarquille les yeux, trouvant visiblement la plaisanterie mauvaise. Mais il ne plaisante pas… comme le prouve la suite du film.
J’avais bien dit à Marzano avant le tournage que je ne voulais ni sodomie, ni éjaculation faciale. Il était d’accord, mais sur le plateau, il répétait : ‘Ah c’est dommage, c’est vendeur. Ce serait mieux.’ Je n’avais pas envie, mais j’ai fini par céder.
Écœurés, le mari et la femme prétextent que leur chien est malade pour filer à l’anglaise, coupant court au tournage prévu l’après-midi. Le film paraîtra sur le site Jacquie et Michel en juin. Sabine refuse de le visionner, contrairement à Christian qui ne le trouve “pas bon du tout.” Ils pensent alors que les choses en resteront là. Mais c’est sans compter avec une pratique dont ils n’ont aucune idée : l’incroyable dissémination du porno sur internet. Aucun site, même payant, ne garde longtemps le monopole d’une séquence qui est copiée, reproduite, recopiée, et in fine se promène partout sur la Toile en quelques semaines, notamment via les “tubes”, ces grands portails pornographiques (Youporn, Xvideos…) agrégeant tous les contenus qui leur passent sous la souris.
Le chiffre d’affaires de la société Jacquie et Michel dépasse aujourd’hui les 10 millions d’euros par an. (J&M)
Quelques mois plus tard, alors que Sabine et Christian dînent chez des amis, il reçoit un coup de fil d’un copain : “C’est quoi cette vidéo X qui circule avec ta femme ?” demande-t-il. La fille dudit copain est tombée dessus lors d’une soirée et, éberluée, l’a reconnue. “J’ai fait semblant de ne pas comprendre. J’ai dit qu’on en reparlerait”, se souvient Christian, tandis que Sabine, qui a saisi le sujet de la conversation, fond en larmes. “C’est là qu’on a compris que la vidéo circulait et que c’était le début de la catastrophe.”
“J’ai commencé à avoir des idées noires”
Illico, Sabine demande à Marc Marzano de la retirer du site Jacquie et Michel. Le réalisateur s’exécute de bonne grâce, d’autant que Sabine n’a pas signé de contrat : “Il avait oublié les papiers le jour du tournage.” Mais il leur fait aussi comprendre que si la séquence est désormais partout sur le Net, il n’en est nullement responsable. En clair : qu’ils vont devoir se débrouiller tout seuls.
Perdue face à un déferlement de sites français et étrangers qui les mettent en scène, Sabine envoie donc des mails tous azimuts pour exiger que la vidéo soit zappée. Ses interlocuteurs acceptent, mais c’est une vieille loi du Net : une vidéo reste toujours visible quelque part. “Un jour, un ami m’appelle et me dit en riant : ‘Dis-donc, t‘es bonne toi !’ Je ne savais plus où me mettre. J’ai commencé à avoir des idées noires”, évoque-t-elle en mimant le canon d’un pistolet sur sa tempe. Une autre fois, c’est un client de son entreprise qui lui dit : “Tiens, je vous ai vue sur une vidéo” et sourit de ses dénégations gênées.
De son côté, Christian sait que certains collègues de son entreprise ricanent dans son dos, parce qu’un indélicat les a mis au courant. “C’est un type qui voudrait faire de l’échangisme, mais sa femme ne veut pas, alors il se venge de nous comme ça, soupire-t-il. L’essentiel est que mon patron n’a pas l’air au courant et que j’ai gardé ma place.” Et le couple de frémir en évoquant l’un des trois acteurs présents sur le tournage, “un trader à la Défense” qui aurait perdu son job après avoir été reconnu batifolant dans un porno par son n+1… Mais le pire reste à venir :
Un jour, ma fille de 32 ans m’a appelée pour me dire que son meilleur ami m’avait vue en téléchargeant une vidéo sur sa box. C’était horrible.
La mère doit se justifier en pleurant comme une enfant. “Elle ne m’a pas jugée, mais j’ai bien senti que je l’avais déçue.” Désemparée, Sabine décide de porter plainte contre Jacquie et Michel en mars 2013. Mais pour quel motif ? Après tout, elle était majeure et consentante. Difficile en outre d’accuser le site d’avoir manqué de célérité. “Nous avons retiré la vidéo dès que la demande nous a été faite”, rappelle Marc Marzano. “J’aimerais juste que la justice reconnaisse que mon mari et moi, on n’a pas été suffisamment prévenus des conséquences, fait valoir la quinquagénaire. Si on avait su ce qui nous attendait, on n’aurait jamais tourné.”
La première plainte de Sabine a été retoquée pour des raisons techniques. Mais elle a contacté un autre avocat, qui planche sur une stratégie d’attaque. “En attendant, redoute-t-elle, ma hantise, c’est qu’un jour, mes petites-filles tombent sur la vidéo”. Les fillettes sont encore petites, mais pour rire, parfois, elles répètent devant leurs grands-parents cette antienne sibylline entendue dans […]
Arnaud Gonzague – L’Obs.