Matzneff, Pinchard, Martinez
19 mars 2018
Bien des choses me tiennent à distance de Gabriel Matzneff. À commencer, bien entendu, par son indulgence à l’endroit, non de la Russie, mais de ses maîtres. Mais j’ai toujours eu un faible pour sa façon d’écrire ce qu’il vit et de vivre comme il écrit. Et il y a surtout ce côté pestiféré, bouc émissaire des ligues de vertu, pétitions en ligne quand on lui donne un prix littéraire, prince des lettres au nom devenu quasi imprononçable, paria, qui me le rend, en dépit de tout, irrésistiblement sympathique. Là, je tombe sur La jeune Moabite qui doit être, sauf erreur, le quatorzième volume publié de son Journal. Eh bien, c’est très simple. Voilà un écrivain qui nous dit que la littérature n’a de sens que si elle ressuscite les morts. Voilà un diariste qui nous parle des milliers de pages du Journal ésotérique et posthume déposées, « en mains propres », à Antoine Gallimard comme s’il s’agissait d’une source de radiation qu’il fallait coffrer, mettre au secret, tchernobyliser. Voilà un lecteur dont on sent que la grande affaire, dans la présente saison de sa vie comme dans les précédentes, est de s’assurer que l’exultation byronienne l’emporte toujours bien, en lui, sur le taedium vitae de Leopardi. Voilà un diététicien de l’intime qui nous explique comment le De Tranquillitate Animi, de Sénèque, lui fait plus de bien qu’un solide Prévenir l’infarctus du Dr Truc et qui, bouclant sa valise pour l’hôpital, hésite entre Pascal, Feydeau, une anthologie de la poésie italienne – et finit par une lecture alternée de l’Arioste et des « Œuvres intimes », de Stendhal. Et puis Solange Fasquelle, les éditions Vrin, l’exemplaire des Sermons de Bossuet offert par Montherlant, la grâce de Régine Deforges, Philippe de Saint Robert, Jacqueline de Roux, la table de M. Cazes, Jacques Fauvet – ces noms très monde d’hier, très milieu littéraire à l’ancienne et qui semblent, soudain, les débris d’une Atlantide. Face à tous ces signaux de brume ou, parfois, ces vocatifs, je ne peux me retenir de songer au mot de Picasso sur Braque (ou l’inverse) : « Après lui, après nous, il n’y aura plus personne pour comprendre certaines choses. »…
https://www.youtube.com/watch?v=HwC_vEqvX3w