Intéressant papier de Frédéric Lordon concernant la Doxa, plus exactement les chiens de garde de la Doxa, les anticomplotistes. F. Lordon analyse parfaitement le pourquoi de la défiance du peuple contre les élites politiques et les médias car à force de mensonges et manipulations durant des décennies, le discrédit est total. Ce n’est certainement pas les clowns Tristan Mendes France, Rudy ou Igounet qui vont y changer quoi que ce soit car c’est trop tard, le système est en train de s’écrouler sous leurs pieds. Il faut absolument lire les tweets de Tristan Mendes France concernant le Tipeee de Hold-Up, c’est hilarant !
Ajoutons que ces chiens de garde de la Doxa n’hésitent jamais à comparer les citoyens qui se posent des questions légitimes sur la gestion politique des affaires publiques aux… négationnistes, rien que ça ! On se demande bien pourquoi !
Si Hold-up n’avait pas existé, les anticomplotistes l’auraient inventé. C’est le produit parfait, le bloc de complotisme-étalon en platine iridié, déposé au Pavillon de Breteuil à Sèvres. De très belles trouvailles, des intervenants dont certains ont passé le 38e parallèle comme des chefs : une bénédiction. Altérée cependant parce que, certes, on est content d’avoir raison et d’être la rationalité incarnée, mais quand même l’époque est sombre et on rit moins. La Terre plate et la Lune creuse, on veut bien, ça c’est vraiment drôle, mais QAnon beaucoup moins, ça fait de la politique, le cas échéant ça prend des armes ; aux fusils près et du train où vont les choses on pourrait bientôt avoir les mêmes à la maison. D’ailleurs, on commence à les avoir. Pour l’heure il n’est question que de masques et de vaccins, ce qui n’est déjà pas rien, mais on sent bien que tous les autres sujets sont candidats. Ce qu’on sent bien également, c’est le degré auquel le camp de la raison se voit lui-même démuni, et légèrement inquiet devant sa difficulté à élaborer des stratégies antidotes. Disons-le tout de suite, dans la disposition qui est la sienne, il n’est pas près d’en trouver la première.
D’une forme à l’autre (mais la même)
Le torrent de commentaires qu’a immédiatement suscité la diffusion du documentaire est sans doute le premier signe qui trahit la fébrilité — du temps a passé depuis le mépris et les ricanements. Si encore il n’y avait que la quantité. Mais il faut voir la « qualité ». C’est peut-être là le trait le plus caractéristique de l’épisode « Hold-up » que toutes les réactions médiatiques ou expertes suscitée par le documentaire ne font que reconduire les causes qui l’ont rendu possible. Les fortes analyses reprises à peu près partout ont d’abord fait assaut de savoirs professionnels par des professionnels : « la musique » — inquiétante (la musique complotiste est toujours inquiétante), le format « interviews d’experts sur fond sombre » (le complotisme est sombre), « le montage » (le montage… monte ?). C’est-à-dire, en fait, les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs… et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là.
Complotistes ou décrypteurs ?
Mais les médias ont passé ce point d’inquiétude où l’on sent bien qu’on ne peut plus se contenter de la stigmatisation des cinglés. L’urgence maintenant c’est de comprendre — hélas en partant de si loin, et avec si peu de moyens. Alors la science médiatique-complotologique pioche pour refaire son retard, et tout y passe. Il y a d’abord, nous dit très sérieusement Nicolas Celnik dans Libération (lui aussi a compris qu’il ne fallait plus se moquer, alors il écrit une « Lettre à (son) ami complotiste »), que l’un des ressorts positifs des adeptes de complots vient de « l’impression d’avoir découvert ce qui devait rester caché ». Mais Nicolas Celnik sait-il que le vocable princeps de l’idéologie journalistique est « décrypter », ce qui, si l’on suit bien l’étymologie, signifie, précisément, mettre à découvert ce qui était caché. Il n’est pas un organe de presse qui ne s’enorgueillisse de ses « décryptages ». Partout ce ne sont que « décrypteurs », d’ailleurs Abel Mestre et Lucie Soullier qui consacrent un papier-fleuve dans Le Monde à s’inquiéter de la double épidémie de Covid et de théories complotistes, déplorent que l’audience de ces dernières soit « devenue considérable, bien au-delà de celle des sites qui les décryptent ».
Le décryptage autorisé a toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente
Ici le parallélisme manifestement inaperçu entre les îlotes tentant de « découvrir ce qui devrait rester caché » et l’aristocratie des « décrypteurs » se complique de ce que le décryptage autorisé n’a jamais rien décrypté, qu’il a même toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente, en quoi consiste le catéchisme néolibéral. Il suffit d’écouter un « décrypteur » livrer aux masses abruties qu’il a la bonté d’éclairer le sens profond de la suppression de l’ISF, de la réduction de la dette publique ou du démantèlement du code du travail pour être au clair sur ce que « décrypter » signifie réellement — à savoir voiler dans les catégories de la pensée néolibérale. « Décrypter », c’est avoir admis que les gueux ne se contentent plus d’une simple injonction, et entreprendre de leur en donner les bonnes raisons. Par exemple : « il faut supprimer l’ISF sinon les cerveaux partiront » — là c’est décrypté ; « il faut réduire la fiscalité du capital pour financer nos entreprises » (tout est clair) ; « il faut fermer des lits pour que l’hôpital soit agile » (décryptage de qualité : qui voudrait d’un hôpital podagre ou arthritique ? on comprend) ; « il faut réduire les dépenses publiques pour ne pas laisser la dette à nos enfants » (clarté économique, clarté morale), etc…