Les détails de cette histoire sont rocambolesques, il est question de liasses de billets de 500 € oubliés ici et là, de paiement de salaires en espèces… Quand on pense que retirer 3000 € en liquide alerte Tracfin, on est en droit de se demander d’où peut bien venir tout ce fric, d’autant que cela dure depuis de longues années sans que jamais aucune autorité compétente n’y voie rien !
Le parquet national financier réclame leur renvoi en correctionnelle.
Le réquisitoire, que “l’Obs” a pu consulter, pointe toutes les anomalies financières révélées par l’enquête.
Il faut toujours écouter les employées de maison. Dans les affaires financières, avant même que les policiers et les juges ne déboulent, elles n’ont pas leur pareil pour comprendre les flux financiers atypiques et autres curieuses pratiques qui ne devraient en principe pas avoir cours dans la vie d’un élu de la République.
Prenez Angélina*, par exemple. Au service des Balkany dans leur propriété du Moulin de Cossy à Giverny dans l’Eure, elle a rapidement été effarée par l’odeur de cash dégagée par ses employeurs. À l’époque, Angélina ne s’en plaint pas. Elle-même est payée 2.000 euros en liquide en plus de son salaire de 1.658 euros. Mais tout de même, tant de billets ! “Je ne sais pas d’où provenaient ces espèces”, dira-t-elle plus tard aux enquêteurs de Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (Oclciff).
“Monsieur Balkany arrivait au Moulin avec son attaché-case et sortait une enveloppe marron assez épaisse qu’il emmenait directement dans son coffre au premier étage.”
“Il y avait 8.000 euros. C’était son argent de poche. Il avait même régulièrement des espèces dans les poches de son peignoir.”
Parfois, l’argent s’oublie. La responsable d’un pressing proche de Giverny, également interrogée par la police, raconte qu’elle aussi n’était payée qu’en liquide. Puis elle se souvient d’un incident : un jour, elle a retrouvé sept billets de 500 euros oubliés dans la poche d’un costume. La responsable d’un centre commercial voisin, pour sa part, rapporte que madame Balkany venait fréquemment changer ses billets de 500 euros. Il lui en fallait de plus petits, la coupure star de la monnaie unique n’étant pas acceptée aux caisses…
Un système
Ces savoureuses anecdotes sur l’utilisation massive d’argent liquide dans la vie quotidienne de Patrick et Isabelle Balkany figurent dans l’épais réquisitoire signé ce 21 juillet par les magistrates Mireille Venet et Monica d’Onofrio, du parquet national financier (PNF). Comme l’a révélé l’AFP, ce document réclame le renvoi devant un tribunal correctionnel du maire de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) et de son épouse, ainsi que de plusieurs de leurs proches. Après l’instruction menée par les juges Renaud Van Ruymbeke et Patricia Simon, les délits retenus par le PNF sont notamment le blanchiment de fraude fiscale aggravée et “déclaration incomplète ou mensongère” à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, chargée de contrôler les revenus des élus. Mais il n’y a pas que cela.
Ces affaires qui rattrapent les Balkany
Le réquisitoire, que “l’Obs” a pu consulter, détaille en réalité tout le système financier mis en place autour de monsieur et madame Balkany. Tel un guide de voyage, il passe du Moulin de Giverny à la villa Serena et la villa Pamplemousse situées sur l’île française de Saint-Martin aux Antilles ou à la villa Dar Gyucy de Marrakech, au Maroc. La toile de fond est la corruption présumée en marge de l’aménagement de Levallois et la construction de l’opération des “Tours de Levallois”. Les coulisses, enfin, passent par des montages sophistiqués, avec des sociétés-écrans à Panama ou au Liechtenstein.
Aux Antilles, le montage était un paravent. Une société immatriculée à Vaduz possédait une résidence dont Patrick Balkany n’était officiellement qu’un locataire ponctuel, une semaine par an. En réalité, “il était le bénéficiaire économique de la société” propriétaire des lieux, notent les enquêteurs. Pour l’autre bien situé sur l’île, une autre société était pareillement mise en avant alors que l’ayant droit, selon les investigations, était madame.
Au Maroc, le décor était assez similaire. Le riad de Marrakech acheté en 2010 avait été payé pour plus de 5,8 millions d’euros par une société civile immobilière marocaine, financée via le Panama. Selon l’accusation, l’opération aurait aussi été dissimulée par un prête-nom : Jean-Pierre Aubry, ancien directeur général de la société d’économie mixte d’aménagement de Levallois-Perret. Et l’avocat Arnaud Claude, ancien associé de Nicolas Sarkozy, aurait assuré des montages qui lui sont aujourd’hui reprochés par la Justice.
13 millions d’euros dissimulés
D’où venait l’argent ? Pour le PNF qui qualifie ces aspects du dossier de corruption passive et de prise illégale d’intérêts de la part de Patrick Balkany, les liens avec de grands groupes immobiliers sont la clé de tout. Les magistrats soulignent notamment le rôle de l’homme d’affaires saoudien Mohamed Bin Issa al-Jaber, qui dès la fin des années 2000 négociait avec la ville de Levallois-Perret les droits de construire des tours jumelles, les “Tours de Levallois”, un projet qui n’a finalement pas vu le jour. “Dès la fin 2008”, écrivent les procureurs, “des cadeaux et des avantages en lien avec cette opération” sont établis : montres, “délicates attentions” non détaillées mais aussi mise à disposition de son avion privé et, par le biais des complexes montages, financement de la villa marocaine.
Pour le parquet national financier, le patrimoine des Balkany a ainsi été acquis “pour l’essentiel grâce aux fonctions publiques exercées” par le maire de Levallois-Perret et “l’opération coûteuse et hasardeuse” des “Tours de Levallois”. Durant toute l’enquête, les époux Balkany ont contesté les faits qui leur sont reprochés et ont réfuté les accusations de corruption ou de prise illégale d’intérêt. Le PNF, de son côté, estime que le montant des avoirs non déclarés au fisc et dissimulé par des montages illicites s’élève à plus de 13 millions. 13.006.052 euros, très précisément… Et, le plus fâcheux pour un élu de la République est par ailleurs qu’aucune des exotiques possessions n’était déclarée comme telle sur les déclarations d’intérêts et de patrimoine imposées à chaque élu.
Outre Patrick et Isabelle Balkany, le parquet national financier a requis le renvoi devant le tribunal correctionnel de leur fils Alexandre, de l’homme d’affaire Mohamed Bin Issa Al-Jaber, de l’ancien directeur de la société d’économie mixte de Levallois Jean-Pierre Aubry et de l’avocat Arnaud Claude. Si les deux juges d’instruction suivent ces réquisitions, six protagonistes seront donc renvoyés devant le tribunal correctionnel. “Nous espérons qu’un procès puisse se tenir en 2018”, a réagi auprès de l’AFP Me Xavier Normand-Bodard qui représente l’État. “Nous n’avons pas été informés de ce réquisitoire et ne souhaitons donc pas faire de commentaires à ce stade”, a pour sa part réagi Isabelle Balkany, également interrogée par l’AFP.
“Il s’en est mieux sorti que moi”
La conclusion judiciaire de cette vaste enquête sur le patrimoine des Balkany est tout sauf anodine. Et elle sonne comme une lointaine réplique de l’un des dossiers politico-financiers les plus emblématiques des années 1990. Comme l’ont déjà raconté le journaliste de “l’Obs” Julien Martin dans son livre “les Balkany” (Éditions du Moment), Laurent Valdiguié dans “l’Enquête Balkany” (Éditions Robert Laffont) et les enquêtes de Mediapart, rien de ce dossier n’aurait peut-être été mis au jour sans Didier Schuller.
En octobre 2013, c’est bien l’ancien directeur général de l’office des HLM des Hauts-de-Seine qui déclenche la bombe. Interrogé comme témoin dans un autre dossier, il lâche : “J’ai payé ma dette mais je constate aujourd’hui que le président de l’office HLM de l’époque, monsieur Balkany, a été relaxé. Il s’en est mieux sorti que moi. Je n’ai aucun patrimoine, si ce n’est un quart d’un appartement en indivision ayant appartenu à ma mère. Par contre, comme la presse le relate et comme semblent confirmer les documents que je vous ai remis et qui étaient à la disposition de la justice, monsieur Balkany aurait à sa disposition un palais à Marrakech, une résidence de luxe à Saint-Martin et l’usufruit du moulin de Giverny. Je suis heureux de voir que ce que je pensais être du financement politique a pu profiter à d’autres fins et sans doutes personnelles.”
Ces phrases sont aujourd’hui dans les toutes premières lignes du réquisitoire signé par […]
Mathieu Delahousse – L’Obs