Dans les incertitudes géopolitiques d’un chaos démoniaque qui laisse présager une nuit nucléaire et l’extinction de l’humanité, un message m’est parvenu d’une lectrice lucide et attentive, qui suivait régulièrement mes écrits. « Quelle est la place de l’intuition ? Est-elle hors « je » ?», me demandait-elle suite à mes quelques aphorismes récents. Mon amour de la sagesse bravant tous les périls, fussent-ils nucléaires, j’entrepris donc de lui apporter une réponse toute philosophique. On n’apprécie la valeur d’une philosophie qu’au bord du gouffre nucléaire. Sa question était particulièrement ardue.
Qu’est-ce que l’intuition ? Qu’est-ce que le « je » ? Ces questions creusaient un gouffre abyssal qu’il me fallait résorber par la sagesse. En tout état de cause, la place de l’intuition est capitale dans l’affranchissement au « je » suspendu au-dessus du gouffre nucléaire de son ignorance. L’intuition est comme un canal mystérieux, précieux, un canal souvent étouffé, moqué, méprisé par le « je », surtout par le je rationnel, qui fait tout pour mettre hors « je » l’intuition (par logique sécuritaire, logique du corps… logique dont la loi s’appelle exactement : « je »). L’intuition est donc un canal qu’on a beaucoup de mal à clarifier car on a sans doute tendance à vouloir s’approprier cette clarification. J’en viens à penser que l’intuition ne nous appartient pas. Pour autant, elle s’insinue en nous telle une lumière, elle traverse quand même le je, même très péniblement, jusqu’à peut-être un jour, au bout d’une vie, de plusieurs vies, dénouer enfin le je et libérer l’âme. D’une certaine façon, notre propre âme est étrangère au je. Et cette étrangeté on appelle ça : l’intuition. Le but spirituel est justement de rendre plutôt le « je » étranger, et l’âme familière. En fin de compte, il me semble que la fonction du « je » est de permettre à l’âme de passer des épreuves, d’être éprouvée, d’expier, et d’avancer finalement sur le chemin de sa libération.
La lectrice lucide et attentive, Anne, m’indique alors que ma réponse lui est « d’autant plus « nourrissante » qu’elle la conforte dans le sentiment que l’intuition ne nous appartient pas, tout comme dans celui que nous ne sommes pas créateurs de toutes nos pensées ». Elle ajoute incidemment que « rien ne lui est étranger dans ma réponse !». Naturellement, j’en fus ravi, et je poursuivis tout de go mon propos sur cette notion d’étrangeté et le lui adressai.
Nous avons en nous une part d’étrangeté que nous essayons de confronter au monde dans l’espoir de nous la rendre familière, de la connaître. Et lorsque cette étrangeté laborieusement exprimée est reconnue par autrui, nous la reconnaissons aussi nous-même, et nous en prenons véritablement connaissance. Ainsi, la reconnaissance précède la connaissance. Tout comme une hypothèse scientifique a besoin d’être vérifiée expérimentalement par le monde matériel, d’être « reconnue » finalement par le monde matériel, par des objets, pour être admise comme une connaissance acquise. Là encore, la reconnaissance précède la connaissance. Ainsi, il y a deux niveaux de connaissance : le premier est un processus où la matière « reconnaît » la formulation de nos représentations approximatives (hypothèses scientifiques… ), ce qui conduit à une connaissance exclusivement objective, scientifique, qui nous enlise dans la dualité du sujet et de l’objet, où le sujet devient inéluctablement la proie de l’objet ; quand au second niveau de connaissance, c’est un processus où une personne reconnait une part de notre étrangeté, ce qui conduit à une connaissance qui à terme éclaire l’unité de la subjectivité humaine (unité que recherchent désespérément les sciences rationnelles exclusives), une connaissance qu’on appelle communément : sagesse.
Certaines de mes connaissances n’ont pas de « part d’étrangeté » ou alors si enfouie par le « monde matériel » qu’elles semblent ne pas y avoir accès, me répondit Anne. C’est possible ça ? Ou suis-je présomptueuse ? Le ressentez-vous aussi ? Les relations en ont pris un coup depuis trois ans, je trouve.
Je crois malheureusement que vous n’êtes pas du tout présomptueuse, lui répondis-je. Nietzsche avait entrevu le dernier homme qui n’est soucieux que de sa petite santé et qui y trouve tout son bonheur… Mais tout Nietzsche qu’il était, il ne se doutait pas que ce dernier homme serait aussi hystériquement craintif et angoissé pour sa petite santé, qu’il serait effectivement dénué de toute part d’étrangeté qu’il aurait radicalement enterré et qu’il s’empresserait toujours d’enterrer en pleine panique au moindre signe de résurgence… et qu’il verrait toute étrangeté chez les autres comme une menace mortelle. Un infranchissable fossé d’incompréhension se creuse entre ces derniers hommes et l’être humain qui se sent terriblement étranger parmi eux. Nous sommes dans la pire des aliénations possibles, l’aliénation scientifique, qui est perçue par le dernier homme comme le plus grand des bonheurs !… Le pire des mondes possibles veut nous persuader que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, et malheureusement la majorité en est persuadée. Le dernier homme chez le prophétique Nietzsche veut « avoir une mort agréable », mais le dernier homme aujourd’hui veut carrément supprimer la mort ! La supprimer scientifiquement. Pour nuire scientifiquement sans limites au vivant. Le dernier homme est devenu le dernier parasite, le plus abominable des parasites.
Pour suivre l’auteur :
https://gab.com/LotfiHadjiat_Le_Vrai
http://leblogdelotfihadjiat.unblog.fr
————————
https://mobile.twitter.com/lhadjiat (accès au compte toujours impossible)