De gauche à droite : Anouar Kbibech, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Jean-Pierre Chevènement et Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, lundi au ministère de l’Intérieur. Photo Albert FACELLY, Libération.
Il faut vraiment le voir pour le croire : un non-musulman hissé à la tête de la Fondation pour l’islam de France, pays qui compte plusieurs millions de citoyens musulmans dont une pléthore d’universitaires et d’intellectuels. Ce n’est rien d’autre qu’une application pratique et contemporaine de l’esprit du colon imbu de sa suffisance et convaincu qu’il est le seul à pouvoir dicter ce qui est le mieux au colonisé, à l’ex-indigène barbare, ayant toujours besoin de sa lumière, essentielle à la vie sur terre. Il suffit de les laisser faire et d’observer…
Nommé à la tête de la Fondation pour l’islam de France, l’ancien ministre, souverainiste de gauche, continue de créer la polémique en multipliant les positions controversées.
Si son nom avait vocation à susciter l’engouement, c’est loupé. La confirmation par le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, lundi dans la Croix, de la nomination de Jean-Pierre Chevènement à la présidence de la future Fondation pour l’islam de France continue de susciter des réactions plurielles. Et la prestation lundi matin sur France Inter de celui qui, selon un proche, n’était candidat à rien, est loin d’avoir rassuré. Ils sont certes nombreux, à gauche comme à droite, à louer son expérience et ses qualités de serviteur de l’État, comme son ancien collaborateur lorsqu’il était au ministère de l’Intérieur (1997- 2000), Didier Leschi : « A gauche, peu de personnalités bénéficient d’une telle aura dans le monde arabo-musulman. Il a une grande culture sur l’islam, notamment grâce aux liens qu’il a longtemps entretenus avec l’islamologue Jacques Berque, l’un des traducteurs en français du Coran », explique ainsi son ancien chef du bureau central des cultes. D’autres sont (beaucoup) moins convaincus. Parce qu’ils trouvent le casting inadéquat ou jugent avec sévérité les premières sorties du « Che », principale figure à gauche du républicanisme laïc tendance souverainiste.
Appel à la « discrétion »
Cet été, la sénatrice écolo Esther Benbassa avait jugé que le choix d’une personnalité politique «discrédite à l’avance» la fondation, tandis que le maire LR de Tourcoing, Gérald Darmanin, sarkozyste mais partisan d’un concordat avec l’islam, soulignait que la nomination d’un non-musulman pouvait apparaître comme une «idée pour le moins paternaliste, presque coloniale». Sur France Inter lundi, Chevènement, «miraculé de la République» depuis ses huit jours de coma en 1998, a notamment eu une saillie qui a particulièrement braqué les élus socialistes de Seine-Saint-Denis, affirmant qu’on y dénombrait «135 nationalités mais une a quasiment disparu», sous-entendu la nationalité française. Trop pour le président PS du département, Stéphane Troussel, qui demande à Hollande et Cazeneuve «de renoncer à sa nomination», dénonçant ses multiples «confusions et dérapages […] sur des notions aussi importantes que la nationalité et la citoyenneté française». Mathieu Hanotin, député de Seine-Saint-Denis, a lancé en ligne une pétition en ce sens, évoquant des propos tout simplement racistes. M’hammed Henniche, le président de l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis, juge, lui, que «Chevènement est taillé » pour le job : « L’histoire lui a donné raison. Tout le monde se souvient de sa démission en 1991 lors de son opposition à la guerre en Irak. Si l’Occident n’avait pas créé le chaos dans ce pays, nous n’aurions pas le terrorisme que nous subissons aujourd’hui. »
Si l’ancien ministre de 77 ans s’est surtout attiré lundi des railleries sur les réseaux sociaux pour avoir lancé «Moi, je connais bien le monde musulman, je suis allé au Caire, à Alger il y a quarante ans ou cinquante ans», c’est que la suite de sa phrase a été le plus souvent zappée («la plupart des femmes ne portaient pas le voile. Il y a une tendance de fond qui correspond à ce qu’il faut bien appeler la montée du fondamentalisme religieux. […] Tout ça, ça traduit quelque chose qui se répercute aussi dans nos cités»). Déjà en août, son appel à la « discrétion » à propos de l’affichage de leur foi dans l’espace public avait fait polémique. Il l’a réitéré et précisé, affirmant que «le but doit être l’apaisement, la non-stigmatisation» et que «chacun doit faire un effort» : «Il me semble qu’il est de mon devoir de dire qu’une certaine discrétion est souhaitable.» Cette fois, ce tenant d’une laïcité restrictive cantonnant la religion à la seule sphère privée a jugé utile d’ajouter : «Ce conseil s’adresse dans mon esprit à toutes les religions en vertu de la laïcité.»
Liberté de ton
Sur la question de l’interdiction du burkini, qui divise jusqu’au sein du gouvernement, il a pointé une « confusion » : « On parle d’un problème de laïcité là où il n’y en a pas vraiment. La plage est un espace public. Tout ce que la loi n’interdit pas est permis, les mœurs sont libres », a-t-il d’abord nuancé. Ajoutant : « Mais il y a un problème qui est celui de l’intégration. Toutes les vagues successives de l’immigration ont fait un effort pour coïncider avec les us et coutumes du pays d’accueil. » Or, le burkini « vise à définir une place de la femme subordonnée à celle des hommes dans la société. On peut le tolérer, mais on peut ne pas l’approuver ».
Tandis que le choix même d’une personnalité musulmane pour présider la fondation a été interrogé, il a depuis été martelé que celle-ci n’interviendrait pas sur les questions religieuses (lire ci-contre). « La fondation traite de la relation entre la République et les musulmans : qu’un grand républicain en prenne la tête au moment de sa création, avec en son sein de nombreux musulmans, revêt une dimension symbolique », a précisé Cazeneuve lundi. « Elle va s’occuper de l’aspect culturel et universitaire. Cela ne me paraît pas un obstacle que son président ne soit pas lui-même musulman », estime même Mohammed Moussaoui, président de l’Union des mosquées de France (UMF).
Retiré de la vie politique en dépit d’un statut de représentant spécial de la diplomatie économique française en Russie, Chevènement est loin d’être un nouveau venu. Ministre à plusieurs reprises (Défense, Éducation, Intérieur) et candidat à la présidentielle de 2002 (5,33 %), il est réputé pour sa liberté de ton et les trois fois où il a démissionné d’un gouvernement. L’intéressé a d’ailleurs prévenu qu’il n’avait pas changé :«Cette mission est tellement d’intérêt public qu’aucun responsable ne peut s’y dérober. Je ne m’y déroberai donc pas sauf si ma nomination devait entraîner des problèmes insolubles.» Après avoir petit-déjeuné avec lui vendredi, le président du Conseil français du culte musulman, Anouar Kbibech, confie à Libération : ” …[…]