« (…) il y a invariablement, dans les fêtes de ce genre, un élément « sinistre » et même « satanique », et ce qui est tout particulièrement à noter, c’est que c’est précisément cet élément même qui plaît au vulgaire et excite sa gaieté : c’est là, en effet, quelque chose qui est très propre, et plus même que quoi que ce soit d’autre, à donner satisfaction aux tendances de l’ « homme déchu », en tant que ces tendances le poussent à développer surtout les possibilités les plus inférieures de son être », R. Guénon (Symboles de la Science sacrée, Gallimard, 2007, p. 142).
Dans un article publié en 1945, intitulé Sur la signification des fêtes carnavalesques, René Guénon étudie le symbolisme profond, la raison d’être réelle et les enseignements supra-humains attachés aux fêtes de type carnavalesque qui existaient dans certaines civilisations traditionnelles.
Guénon, dans un premier temps, donne diverses illustrations historiques de ce genre de festivités collectives en se penchant plus particulièrement sur celles qui se célébraient au Moyen-âge.
Il évoque ainsi le carnaval, la « fête des fous » et la « fête de l’âne » (nous pourrions également mentionner les mascarades, les charivaris, les farces, la « procession de Renart », les diableries et autres fêtes de type orgiaque, sans compter les saturnales ou les lupercales de la Rome antique), et remarque leur caractère avant-tout « diabolique », à la fois grotesque, sacrilège, parodique et chaotique.
En effet, lors de ces étranges fêtes populaires l’ordre normal de la société se voyait singé et l’ensemble des facettes de l’existence était littéralement inversé ; « on avait alors l’image d’un véritable « monde renversé », où tout se faisait au rebours de l’ordre normal », nous dit Guénon.
Les hiérarchies sociales et ecclésiastiques étaient bafouées (les nobles se mêlaient aux serfs, le bas-clergé commandait ses supérieurs, les clés des villes étaient données au bas-peuple, les condamnés à mort siégeaient en lieu et place des seigneurs… etc.), les institutions sacrées et les offices religieux étaient profanés (on célébrait de fausses messes où les « fous », et même les ânes coiffés de mitres, étaient introduits dans les églises et vénérés comme de véritables évêques, les clercs se livraient à l’impudicité et au laisser-aller), la décence commune et la morale publique étaient complètement chamboulées (violences, beuveries, moqueries, promiscuité hommes/femmes, déguisements ridicules, lynchage de mannequins, désignation de boucs-émissaires… etc.).
Dans son instructive étude sur Le Carnaval (Gallimard, 1979, p. 89), J. C. Baroja nous renseigne un peu plus sur l’hybris générale et l’anomie attachées à ces festivités anciennes : « (…) le Carnaval autorise toutes les privautés. Masqués ou non, les gens s’adonnent à des actes violents et d’allure bestiale comme ceux-ci : 1° Insulter les passants. 2° Publier des faits scandaleux qui auraient dû rester secrets. 3° Se moquer publiquement de la vie privée d’autrui. 4° Détruire des objets, les changer de place, les dérober. 5° Se quereller avec certaines personnes. 6° Lancer des objets insultants pour autrui ».
De plus, il est important d’observer que ces fêtes carnavalesques médiévales, malgré leur aspect sinistre et outrancier, étaient entièrement dirigées, encadrées et orchestrées par les membres de l’autorité spirituelle (notamment et surtout les chanoines), qui n’hésitaient pas à participer personnellement et à se prêter de bonne volonté aux divers jeux collectifs.
On constate donc que toutes ces célébrations licencieuses avaient une raison d’être tout à fait fondamentale : elles permettaient au clergé (qui se trouvait au sommet de la société féodale, ne l’oublions pas) de circonscrire, de maîtriser et de canaliser, dans un cadre spatio-temporel bien défini, les forces infra-humaines, le bas psychisme, les instincts grégaires, les tensions sexuelles et les pulsions de mort inhérentes aux foules et aux masses populaires ; on pourrait ici parler d’une sorte de chaos dirigé ou d’une expiation collective ― voire d’un exorcisme de groupe visant à chasser les influences démoniques, ou plutôt démoniaques ― tenant lieu de soupape de sécurité ou de sas de décompression afin de laisser libre cours au désordre généralisé, de le contrôler puis de l’évacuer hors de la sphère sociétale.
Guénon insiste également sur les significations profondes et les répercussions ontologiques que revêtait le port du masque carnavalesque pour chaque individu. Ces masques hideux (figurant des monstres, des animaux ou des démons), nous apprend-t-il, avaient pour rôle de matérialiser les forces infra-humaines et les mauvais penchants des participants, et surtout d’extérioriser à la vue de tous les tendances inférieures portées en eux-même, habituellement cachées à la communauté. Nous sommes là une nouvelle fois en face d’un rite expiatoire, d’une forme de confession publique auto-dérisoire, qui devait provoquer une prise de conscience individuelle, une catharsis et un retour sur soi bénéfique.
En clair, on peut avancer que les masques grotesques illustraient l’ego passionnel et sensitif qui se dissout dans la tombe, et devaient moquer la partie animale attachée à la survie et à la reproduction, c’est-à-dire l’âme basse de chacun, l’individualité contingente et passagère (« l’homme déchu » ou « l’homme extérieur » de saint Paul), sachant bien entendu que lorsque la fête était finie et que la normalité était revenue, les hommes traditionnels avaient le devoir de porter fermement un autre masque (invisible celui-ci ; ce qui correspond à « l’homme intérieur »), celui du moi supérieur, celui de leur véritable personnalité qualitative et constante.
N’oublions pas à cet égard que le mot « personne » provient du latin persona désignant le masque du théâtre, le rôle ou le personnage, et que suivant la mentalité si caractéristique du monde traditionnel, chaque être humain incarnait ici-bas un masque particulier du seul et unique Être : dans cette perspective, tout au long de son existence, l’homme jouait le rôle qui lui était attribué sur la scène de la grande comédie mondaine (ou de la tragédie selon le point de vue) par le scénariste et le metteur en scène de l’univers qui n’est autre que Dieu, la vraie Personne de toutes les personnes qui ne sont en réalité personne…
Étudiant le symbolisme de la marionnette humaine dans l’enseignement platonicien, le grand penseur pérennialiste A. K. Coomaraswamy délivre ces quelques phrases pleines de sagesse : « D’après Platon, c’est en vertu de « ce qu’il y a de meilleur dans les êtres humains » qu’ils sont réellement les jouets de Dieu. Et cette idée que « leur » vie est en réalité un amusement divin, dans lequel leur part n’est libre et active que dans la mesure où leur volonté se fond avec celle de Qui joue le jeu, est l’un des plus profonds discernements de l’homme. (…) « Devoir » est exprimé en grec par dei, de deô, lier, de la racine desmos, c’est-à-dire le « lien » par lequel, comme l’écrit Plutarque, Apollon lie (sundei) toutes les choses à lui-même et les ordonne. Ce lien est précisément le « fil d’or » platonicien par lequel la marionnette doit être guidée, si elle joue son rôle, évitant les mouvements discordants qui sont provoqués par ses propres désirs » (Suis-je le gardien de mon frère ?, Pardès, 1997, p. 103-104).
Pour conclure notre article, on peut s’apercevoir que dans un paradigme traditionnel la vie entière des individus et des sociétés ― même dans le cas des fêtes grotesques qui peuvent sembler à première vue profanes, voire sacrilèges ― est constamment conditionnée par une sacralité, est fermement guidée par une autorité spirituelle, et est toujours reliée à un Principe supra-humain : l’immanence est mise au service de la transcendance et l’ensemble du domaine matériel (temps, espace, vie sociale, développement personnel) est soumis à l’Esprit.
Enfin, après avoir rappelé dans une note l’étrange rapport entre l’expansion inquiétante de la sorcellerie à la fin du Moyen-âge (notamment les sabbats des sorciers marqués eux-aussi par l’inversion du sacré et les actes à rebours) et l’abandon progressif des fêtes carnavalesques, René Guénon termine par cette longue phrase qui devrait tous nous faire réfléchir sur la médiocrité et la nocivité de notre « société du spectacle » actuelle : « Ainsi, la disparition presque complète de ces fêtes, dont on pourrait, si l’on s’en tenait aux apparences extérieures et à un point de vue simplement « esthétique », être tenté de se féliciter en raison de l’aspect de « laideur » qu’elles revêtent inévitablement, cette disparition, disons-nous, constitue au contraire, quand on va au fond des choses, un symptôme fort peu rassurant, puisqu’elle témoigne que le désordre a fait irruption dans tout le cours de l’existence et s’est généralisé à un tel point que nous vivons en réalité, pourrait-on dire, dans un sinistre « carnaval perpétuel » » (ibid., p. 144).
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