Une nuit vendéenne d’hiver où la lune brillait du plus étrange espoir et où le silence sépulcral enterrait lentement les champs de désolation pastorale tel un adagio s’estompant à l’infini, Erich Naullau m’appelle. Je laisse mon téléphone sonner sous les étoiles impavides dans les ténèbres muettes et blêmes. La sonnerie insistante déchira le mutisme lunaire et le répondeur s’enclencha :
« Allo ! Putain, décroche merde ! Je suis dans une putain de merde ! Cyril veut plus me parler ! ». Le silence majestueux revint peu à peu à pas feutrés étouffant le verbe ordurier d’Erich pour laisser jouer à nouveau les parfums de la terre.
J’ai envie de lui répondre d’aller se pendre. Ou de se jeter de la Pointe du Raz dans le vide, façon saut de l’ange, mais pas facile quand on est possédé par les démons.
Je le rappelle.
« Allo ? »
« Ouais, c’est pas trop tôt ! », gueula-t-il.
« Je finissais d’écrire un poème sur l’attente messianique du désespoir… »
« Très drôle. Putain, je suis dans la merde. Ce chien veut plus me parler parce que j’ai refusé de nettoyer son salon après une soirée arrosée où il a gerbé toutes ses tripes », m’asséna-t-il.
« Il boit ? »
« Si c’était que ça », fit-il exaspéré.
« T’as pas l’impression que tu vas y laisser ta dignité ?… »
« On s’en fout de ta morale à deux balles, je fais quoi ? », dit-il très remonté alors qu’un oiseau au plumage bariolé se posait près de moi, comme attiré par notre conversation animée.
« Écoute l’oiseau de feu… »
« Qu’est-ce que c’est que cette connerie encore !… », soupira-t-il.
« Tu connais pas ? C’est un oiseau qui délivre des messages célestes. Ses fientes sont de différentes couleurs, rouge c’est danger, vert c’est bénédiction… »
« Ok, t’as pas envie de m’aider », fit-il excédé.
« T’aider à quoi ? À t’enfoncer dans l’indignité ou à en sortir ?
« Tu me gonfles ! », fit-il au comble de l’énervement. L’oiseau aux couleurs bigarrés s’envola alors sans prévenir.
« T’as fais fuir mon ami, pov’ type », lui dis-je en cherchant l’oiseau du regard.
« Qui ça ? »
« Un poète plein de nuances et de liberté… qui vole au gré du vent et des tourments… », dis-je à regret.
« Ah ouais… t’as snifé quoi ? T’es où ? », dit-il en ricanant.
« J’ai rien snifé du tout. Je suis du côté de Saint-Hilaire-de-Riez, en-dessous de Noirmoutier… »
« J’ai envie de lui écrire une lettre, tu peux m’aider ? », me demanda-t-il toujours agressif.
« À quoi bon écrire une lettre à un chien »
« Parce que c’est ce sale chien qui me paye mes traites et mon train de vie », aboya-t-il.
« Pourquoi tu ne l’empoisonnes pas ?… Tu l’invites au resto et tu verses discrètement du cyanure dans son couscous… Tu seras enfin libéré de ton calvaire infini », lui conseillai-je en me versant du thé.
« T’es malade !… »
« Si tu le fais pas pour toi, fais-le pour la France », dis-je solennellement.
« Redescends sur Terre, c’est juste un petit animateur-télé de merde », dit-il toujours remonté contre tout et rien.
« Le cyanure existe aussi sous forme liquide… à toutes fins utiles… », fis-je encore en sirotant mon thé sous la voûte étoilée.
« Bon ok, casse-toi ! »
« Ça t’intéresse pas de rentrer dans l’Histoire ? », insistai-je.
« T’es au courant qu’on a besoin d’argent pour vivre ?… », dit-il plein de mépris.
« T’auras qu’à écrire un livre après l’avoir tué…, un bouquin qui te rapportera des millions… Je te donne le titre : MON AMI CYRIL ».
« Bon… écoute… dans l’absolu… oui… ce que tu dis… n’est pas complètement dénué de sens… mais… ton cyanure, il est indétectable ? », lâcha-t-il.
« Euh… je sais pas… Par contre, la ricine, elle, est indétectable, et bien plus puissante que le cyanure », lui assurai-je.
« Ouais…, bon… Je vais réfléchir… J’en peux plus de ce sale con ! ».
« Des millions de Français n’en peuvent plus aussi », répliquai-je.
« Chacun sa merde. Allez, je te rappellerai ».
J’avais connu Erich à une séance de dédicaces de Roger Garaudy à Bures-sur-Yvette, où on avait vaguement sympathisé. À l’époque, c’était un militant de gauche comme un autre, et un dingue de foot… il ne se cherchait pas un destin particulier. Ses tentatives d’écriture littéraire étaient ineptes et insipides. L’âme tourmentée du poète qui fait couler son sang sur la page blanche, c’était pas son truc. Il préférait gueuler dans les vestiaires après la victoire de son équipe. On s’était perdu de vue un long moment, puis on s’était recroisé aux rencontres littéraires de Nuremberg. Je lui avais soumis quelques uns de mes poèmes entre deux bières et il m’avait rappelé quelques semaines plus tard pour une publication éventuelle dans sa boîte d’édition. Il me branchait souvent sur des chroniques radios comme auteur. Parfois, on écrivait des textes ensemble, et on refaisait le monde ; je pressentais déjà que sa seule ambition était, au mieux, de devenir un notable des Lettres replet, au pire, un médiateux ventripotent éphémère. Puis, lorsqu’il commença à cachetonner à la télé, il m’oublia. On s’était recroisé fortuitement à Juan-les-Pins où j’avais mis un pied par curiosité. Il s’apprêtait à entrer au Whisky à gogo, l’abominable discothèque, et semblait mal à l’aise que je le trouve là. « Viens, on va prendre un verre ailleurs », me dit-il et me parla de mes poèmes ataraxiques toujours pas publiés. On s’attabla à une terrasse de café et il me raconta le monde de la télé, médiocre, corrompu, putassier… Je faisais semblant de croire à sa posture de puriste révolté ; il ne dupait que lui-même et il le savait, et il savait que je le savais. Mais j’hésitais à l’accabler, je sentais comme une évidence qu’il devait aller au bout de son aventure médiateuse, pour passer de l’autre côté du miroir maléfique, ou se fourvoyer dedans, que c’était peut-être son destin, et puis on n’accable pas un éditeur qui dit vouloir vous publier, surtout quand on n’a jamais rien publié. Puis, sortis de nulle part, un animateur-télé, accompagnée d’une morue maquillée à la louche, plus vulgaires tous les deux qu’une grosse flaque de chiasse en été, le reconnurent et l’invitèrent à une soirée sur un yacht. « C’est pour une soirée littéraire », me dit-il d’un sourire narquois en les suivant, et me laissa sur le carreau. Quelques semaines plus tard, contre toute attente, il m’envoya un message pour me dire que mes poèmes étaient enfin publiés. On se vit à Paris au café de Flore, il me fila un exemplaire du recueil où figuraient effectivement mes poèmes, parmi ceux d’autres poètes ; on refît un peu le monde puis son téléphone sonna et il se barra précipitamment. Je ne le revis plus jusqu’à son appel explosif de cette soirée d’hiver vendéenne éclairée par un oiseau bariolé.
On n’entendit bientôt plus parler de lui. Son auréole de gloire bruyante et aberrante roula sur une grille d’égout et tomba dans l’oubli.
Quelques jours plus tard, Erich me rappelle. On se retrouve à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Il avait changé, ressemblant plus à un bulldog anglais qu’à un poète des Balkans. On longea le port peu fréquenté en cette saison. On poussa jusqu’au bout de la jetée, il me confia alors face à l’océan où il en était de son projet littéraire ; il avait tout préparé, le poison, la réservation en bonne et due forme au Royal couscous et le petit costard bien propre sur lui. Le Royal couscous était un gourbi où venait s’encanailler la jet-set parisienne pendant le couvre-feu, un spectacle de danse du ventre accompagnait en effet le dîner chaque vendredi et samedi soir. Erich avait prévu de verser le poison dans l’assiette de Cyril au moment où ce dernier des derniers aurait le regard collé au nombril envoûtant de la danseuse. Ça ne pouvait pas louper, pensait-il. Et effectivement, ça ne loupa pas. Ce fameux vendredi soir, la salle fut pleine à craquer et la danseuse particulièrement inspirée. Cyril était tellement excité qu’il n’entendait plus le repentir laborieux d’Erich, qui n’avait plus qu’une préoccupation : que le verre de vin de son invité ne soit jamais vide. Le moment propice pour verser le poison arriva au moment où la danseuse dénuda un peu ses atours altiers. Erich, la bouche sèche, tout à son crime, transpirait à grosses gouttes et n’entendait plus que son cœur cogner à ébranler l’univers ; la musique lancinante n’était plus qu’écume lointaine et imperceptible dans le silence assourdissant du crime irréparable. Les yeux de Cyril étaient littéralement soudés aux deux nichons aventureux et Erich versa l’intégralité de la petite fiole au milieu de l’assiette. Reprenant enfin son souffle, sa respiration s’apaisa un peu mais son cœur cognait encore. Il but un grand verre de vin pour brouiller sa pauvre conscience et observa patiemment… Cyril commença par se plaindre de douleurs au ventre et de nausées. Erich lui proposa alors gentiment de le raccompagner chez lui. Et l’empoisonné trépassa au bout de la nuit.
La mort de Cyril fit grand bruit dans le Tout-Paris. Émoi, stupeur, incompréhension, accusations folles, polémique passionnée. La France fut coupée en deux, les cyrilards et les anti-cyrilards. Le président de la république fit carrément une allocution officielle depuis l’Elysée. Erich dévoré de remords m’appela en pleine panique. Il voulait tout avouer. Et me balancer. Sur le balcon de ma chambre, face aux vagues rugissantes de l’océan immensément déchaîné, je lui répétai inlassablement que le poison était indétectable ; il pleurait, criait, me crachait ses insultes les plus noires, et je finis par craquer moi aussi.
« Tu veux me balancer ? Ok, balance-moi. Le problème c’est que t’as aucune preuve. Adieu ! », lui assénai-je en lui raccrochant au nez. J’appris plus tard par la presse les premiers « résultats » de l’enquête. Le médecin légiste ne détecta pas le poison. Certains, comme le ministre de la Santé, émirent l’hypothèse d’une infection fulgurante au coronavirus ; l’exécutif en profita pour relancer sa campagne vaccinale contre ce virus. Erich fut entendu par la police et réussit à feindre la tristesse, le choc… et ne fut pas inquiété plus que ça. Le Royal couscous fut inspecté de fond en comble, le patron et les employés interrogés des heures durant. La danseuse aussi fut interrogée, elle s’appelait Bénédicte. Native du Nord-Pas-de-Calais où elle avait obtenu un doctorat en sociologie, elle était venue tenter sa chance à Paris en ondulant des hanches.
« Vous n’avez vraiment rien vu de suspect ce soir-là ? », lui demanda Phil Moilauzeil, le commissaire divisionnaire chargé de l’enquête.
« Non, rien… C’était une soirée comme une autre », ondula Bénédicte.
Les trois serveuses furent ensuite convoquées par Moilauzeil, en particulier celle qui s’était occupée de la table d’Erich. Originaire de Chinon, elle s’appelait Clémence et traînait son doctorat d’économie de gourbi en gourbi à Paris où elle s’était enlisée, se languissant de revenir en Touraine avec un petit pécule.
« Avez-vous vu ce soir-là quelque chose de bizarre, d’inhabituel… ? »
« Non, rien. Ils discutaient tous les deux, normalement… Y avait du monde, rien de bazar… enfin, je veux dire bizarre », bafouilla-t-elle.
« Oui, je vois. Comment monsieur Naullau vous est-il apparu ? », insista Moilauzeil.
« Comme à son habitude…, rien de bien particulier… ».
Des clients du Royal couscous furent encore auditionnés, jour après jour, semaine après semaine…, en vain. On rechercha qui parmi les clients avait des inimitiés contre Cyril, mais ils en avaient tous…, les enquêteurs chevronnés établirent même que Erich en avait le moins, voire pas du tout. L’enquête s’essouffla. Et l’agitation médiatique retomba peu à peu. Ce con avait commis le crime parfait. À ceci près qu’un soir, il reçut un appel de Clémence,
« Je vous ai vu ce soir là. J’ai rien dit au commissaire »
« T’as vu quoi, grognasse ? »
« 50000 euros en espèces, en une fois ou en plusieurs fois, et je me tais »
« Tu n’auras rien et je t’attaquerai pour faux témoignage… Allô ?… Mademoiselle ?! Allô ! Allô !! ». Erich s’empressa de lui envoyer un message d’acceptation, « aucun problème, votre manuscrit est intéressant, je vous rappelle ».
« L’éliminer ou la payer ? », se demandait Erich en marchant le long d’un quai de Seine. Il devait la retrouver dans quelques instants à un bistrot du coin. Aucune expression ne transparut sur le visage déjà terne de Clémence durant toute la transaction, ni à travers les rares mots qu’elle prononça, si bien qu’il ne sut pas si elle bluffait ou pas. À peine les premiers biffetons empochés, elle disparut comme une ombre en taxi. Il se résigna. Mais à chaque fois qu’il la voyait, ça le taraudait toujours plus, il n’en dormait plus : est-ce qu’elle bluffait ou non ? Après le dernier versement sous une table de brasserie, fou de rage contenue, il reçut un message d’elle alors qu’il voyait son taxi s’éloigner : « c’était du bluff ». Quelques mois plus tard, le livre d’Erich sortit, finalement intitulé : Cyril, mon seul ami. Aux éditions Echappé belle. À-valoir dérisoire. Ventes humiliantes. Retombées et bénéfices médiatiques désertiques… On n’entendit bientôt plus parler de lui. Son auréole de gloire bruyante et aberrante roula sur une grille d’égout et tomba dans l’oubli.
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