De l’abîme le plus noir à l’égarement le plus triste, laissant le désespoir sur sa couche, je me levai affamé au matin serein, pour aller sans un mot atteler mes espoirs aux bras de l’aurore, pour partir enfin aux murmures des ombres blêmes, le cœur serré dans la brume de l’inconnu, étreindre la vie au mépris de la mort. Sur le chemin de l’éternel exil, je m’arrête chez Gégé, le bistrot du coin qui sentait bon le café, en bas de chez moi.
« À quoi bon sacrifier sa vie pour le bien commun, y a que de la merde commune. Faut pas sacrifier sa vie, jamais… Faut en profiter autant qu’on peut…, soyons comme tout le monde : une grosse bouse… rien à foutre du bien commun… », marmonna le gros Dédé accoudé au comptoir devant son p’tit crème. Je commandai un thé à la menthe et un croissant en m’attablant un peu plus loin. Paris s’éveillait à l’horreur du monde comme chaque matin. Les morts de la veille ouvraient la page du jour, déjà rouge de sang des innocents. La jolie serveuse m’apporta ma commande. « Ça va aujourd’hui ?», lui demandai-je d’un sourire. « Oui doucement… et vous ?», me répondit-elle d’un léger sourire. « Aujourd’hui est un grand jour : je pars… je pars loin… où le soleil se lève… », fis-je en me caressant le menton, les yeux dans le vague. « Vous partez au Japon ?… », fit-elle un peu surprise. « Non… je suis à la recherche… du soleil d’or… », fis-je en me frottant toujours le menton. « C’est quoi ça ?… », dit-elle d’un petit rire et s’éloigna. Elle devait sans doute croire que c’était un ancien joyau perdu dans un trésor enfoui au fin fond de l’Asie… ou une plante rare sur une montagne peu accessible… ou le dernier parfum de Kenzo…
Je portai la tasse de déception à mes lèvres dépitées. Le thé brulant coula dans ma gorge irritée et apaisa mon esprit tourmenté. La route vers le soleil d’or promettait d’être longue. Je plongeai le croissant de lune dans mon thé brulant en cherchant en vain des signes autour de moi. Mon royaume en ruine pour un signe. Juste un. J’appelai les signes mais ils ne me répondirent pas. Un sage m’eut dit que ce fut moi qui ne répondis pas aux signes qui m’appelaient. Étais-je devenu sourd… L’univers semblait me dire : pas d’oreilles, pas de chocolat. Foutu pour foutu, je savourai mon croissant chaud gorgé de thé à la menthe. La serveuse insaisissable revint vers moi avec deux morceaux de sucre, doux prétexte pour me relancer sur mon « soleil d’or » qui manifestement l’intriguait. Je lui explique que c’est un but spirituel, le miel de l’esprit… « Ah, d’accord,… c’est un beau programme », fit-elle en s’éclipsant à nouveau. Bordel, qu’est-ce que je suis las, mais tellement las, comme je ne l’ai jamais été… « un programme »… ! Pourquoi pas un produit. Putain merde, finalement, il a peut-être raison le gros Dédé, « y a plus de bien commun », plus de rêve commun.
Je règle l’addition et reprends le chemin. Je marche longtemps jusqu’au soir. Mes pieds sont en sang. La page du soir est maculée de sang d’enfants. J’arrive à Orléans et toujours pas le moindre signe. J’irai aussi loin que mon destin me portera. Au centre de la ville, un flic m’arrête. « C’est vous qui avez brandi un drapeau palestinien l’autre jour à la manif ? », me lança-t-il. Je lui dit que non. « Vos papiers !». Je lui montre ma pièce d’identité. Il l’examine dès deux côtés et me laisse finalement partir. Mais partir où ? À Jérusalem ?… Je traîne encore ma vieille carcasse dans Orléans plongée dans la nuit. Je croise alors une bande de bêtes féroces en baskets qui agressent une jeune fille en rigolant. Je fais mine de la reconnaître « Sylvie ! Comment vas-tu ? ». Elle comprend l’astuce et joue le jeu. « Bien et toi ? Ça faisait longtemps !», me lança-t-elle. « Tes parents vont bien ? ». On se lança ainsi dans une conversation joyeuse oubliant presque les bêtes sauvages autour de nous. « J’ai aucune nouvelle d’Aline, et toi ? ». Notre échange se poursuivait allègrement alors que nous nous éloignions petit à petit de la horde bestiale. Enfin hors de leur vue, elle me remercia copieusement et avisant une brasserie, elle me proposa de nous attabler. J’acceptai et me laissai conduire. Elle commanda à manger et me posa mille questions. Je lui racontai tout. Elle s’appelait Clothilde et n’avait quasiment jamais quitté Orléans où elle était née. Elle s’évadait par la lecture et les balades en pleine nature. « C’est pas en France que tu vas le trouver ton soleil d’or… ni même ailleurs… », me dit-elle en sirotant son thé glacé. « J’ai une amie qui est allée jusqu’en Inde, à Bénarès figure-toi… Elle cherchait comme toi une espèce de révélation… elles est restée trois semaines là-bas, mais rien… ou presque… Elle est revenue en France, a trouvé un boulot, un mec, et s’est fait sa petite vie… sans plus du tout songer à la sacrifier pour une révélation incertaine… », fit-elle encore. Je repensai au gros Dédé…
Elle me confia qu’elle savait qu’une bande de racaille lui tomberait dessus ce soir et que quelqu’un viendrait la secourir… « Tu es voyante ?», lui demandai-je. Elle me répondit que oui. Je lui demandai alors ce qui allait advenir des Palestiniens. « Je peux pas te le dire comme ça… je dois consulter mes oracles… », dit-elle d’un sourire sibyllin.
Rendus chez elle dans la froideur de la nuit, elle me fit entrer dans son antre ésotérique. Un gros chat angora blanc sorti de nulle part m’accueillit d’un miaulement bienveillant et se blottit dans un creux du sofa. « Je te présente Anaximandre », le philosophe poussa un autre miaulement, plus éloquent. Elle posa ses affaires puis alluma quelques bougies et fit brûler de l’encens. On s’installa confortablement autour d’un thé chaud et d’une boule de cristal trônant sur son socle, posé sur une étoffe de velours pourpre. Les reflets irisés du cristal semblaient inspirées la clairvoyante qui prononça enfin ces quelques mots :
« D’abord les Palestiniens vont être déportés, tous, y compris les Arabes israéliens. Vers l’Egypte, la Jordanie, ou ailleurs… Israël trouvera des arguments pour justifier cette déportation, politiquement et médiatiquement… ils feront des sondages bidons, des statistique bidons… des fausses informations évidemment… Et les médias relaieront… la propagande sera au paroxysme de l’hystérie et du mensonge. Les grandes puissances de l’Est ne déclencheront pas de guerre contre Israël pour autant… ils se contenteront d’aider les déportés sans stopper la déportation. Israël récupérera toutes les dernières terres palestiniennes dans leur intégralité. Les propagandistes ne cacheront pas leur joie. Pour faire accepter la déportation, ils feront venir un faux palestinien sur BFMh-TV pour dire du bien de cette déportation. Le Fygaro titrera à la une : « Les bienfaits de la déportation »… et la Tour Eiffel sera illuminée aux couleurs de Rut Elkriaif, Arno Klarsfaild, Michel Boudjenah et Elie Chourhaki… Sur C-Niouz, la déportation sera carrément célébrée comme une libération, Célyne Pyna y débouchera une bouteille de champagne avec les dents et piquera les petits fours avec son nez… ».
Je laissai échapper un rire.
« Tu ne me crois pas ? C’est pourtant exactement les images qui me viennent », répliqua-t-elle puis poursuivit.
« Un grand concert pour la déportation et la paix sera animé au Trocadéro par le chanteur Enrico Machiasse… Véronik Jeunesst fera un strip-tease au dîner du Cryf, et se fera enfiler sur scène par Enthovaine sous les encouragements de Meyer Habibi et Jilwilyam Goldnadead… ».
Je ne pus m’empêcher de rire aux éclats.
« Ça peut paraître assez incroyable, mais je t’assure que je n’invente rien », précisa-t-elle à nouveau et poursuivit encore de sa voix mélodieuse.
« En Israël, on festoiera nationalement durant plusieurs jours, plusieurs nuits… L’avocate Nili Nawry hurlera sa joie dans tout le pays de jour comme de nuit jusqu’à en mourir d’épuisement. Puis l’air s’assombrira, les oiseaux dans le ciel feront des mouvements étranges… et la terre tremblera… puissance 13 sur l’échelle de Richter, puis une réplique de puissance 14, et une autre réplique de 15… le pays sera tellement dévasté qu’il n’y aura plus une pierre sur l’autre. Les secours internationaux n’essaieront même pas de secourir… durant des mois, on enterra les cadavres… la mort régnera partout horriblement… seule Jerusalem sera relativement épargnée… le Saint-Sépulcre et Al-Aqsa seront toujours debout… plus aucun juif ne songera à remettre les pieds sur cette terre pour y vivre… « plus jamais », diront-ils entre eux… mais les Palestiniens y reviendront peu à peu… Voilà, c’est terminé », conclut-elle enfin, visiblement éprouvée. « Excuse-moi je suis lessivée », fit-elle en se levant et disparut dans sa chambre. Épuisé moi aussi, je m’endormis sur le sofa.
Le lendemain matin, après le petit-déjeuner, je la remerciai pour tout et lui souhaitai le meilleur, en lui recommandant de ne plus sortir seule après une certaine heure, ou dans certaines rues. « Oui Papa », fit-elle riant. On échangea nos numéros et elle m’indiqua le chemin de la gare, me remercia encore, me serra dans ses bras un moment et me souhaita elle aussi le meilleur.
Assis sur le quai après l’avoir longuement arpenté dans le froid glacial, mon esprit arpenta encore par toutes sortes de questions le champ chaotique de l’existence. Elle avait sans doute raison Clothilde, ma quête était peut-être vaine. Une colombe blanche vint se poser près de moi sur le banc et me regarda comme pour me dire quelque chose. Elle leva une patte et j’y vis un petit rouleau de papier attaché. Je le déroulai et en lut le contenu. « Je suis embastillé pour avoir dit en blaguant : quitte à avoir des flatulences en mangeant des petits fours, autant les manger casher. Aidez-moi ! Dédé ».
Je regardai autour de moi pour voir des farceurs éventuels, mais rien. Je fus tenté de lui répondre mais je le connaissais à peine ce gros dégueu. La colombe me regardait encore patiemment, semblant attendre ma réponse. « Le mieux est de plaider l’ivresse ou la folie », écrivis-je enfin au verso du petit rouleau que j’attachai soigneusement à la papatte de la colombe. Aussitôt la missive attachée, la gracieuse émissaire céleste s’envola dans l’infini bleu et froid, scintillante de blancheur immaculée, me laissant bouleversé sur le quai.
Le train arriva enfin et je m’engouffrai dedans avec plaisir. Beaucoup de places vides. L’émouvant roman du paysage commença à défiler au bruit irrésistible des roues s’élançant sur les rails. Je repensai à l’embastillé et à cette colombe voyageuse mystérieuse. Comment savait-elle qui j’étais et où j’étais ?… Il y avait sans doute un autre message derrière celui de l’embastillé : le soleil d’or n’est rien d’autre que la liberté retrouvée, la liberté la vraie… la liberté de l’âme… Mon périple ferroviaire si romanesque prit malheureusement fin au bout d’une heure, sans encombres ni déraillement surprise. Rentré au bercail après avoir casser la croûte de mon ignorance dans la chaleur d’une boulangerie, je vis au pied de mon immeuble… la colombe blanche. Ma stupéfaction s’accrut lorsque j’aperçus un petit rouleau attaché à sa patte. Je me penchai pour récupérer la missive. « Qui que vous soyez, merci du conseil ! », était-il écrit. Je glissai le papier dans ma poche et rentrai chez moi abasourdi, entendant à peine la colombe s’envoler.
Quelques semaines plus tard, je passai par hasard chez Gégé et je vis l’embastillé, enfin, le débastillé, amaigri, avec un bracelet électronique à la cheville, sirotant son p’tit crème au comptoir. Il racontait son aventure carcérale. Je pris place à côté de lui sur un tabouret particulièrement bancal, il me jeta un regard interrogateur fugace. Je m’apprêtais à lui remettre le petit rouleau de papier resté dans ma poche arrière quand je perdis soudain l’équilibre et m’effondrai sur le sol. Je me réveillais brusquement, j’étais tombé du lit…
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