Une question me revient souvent à l’esprit, cher professeur Raoult. La science ne serait-elle vouée qu’à l’émancipation du corps ? N’aurait-elle rien à apporter quant à l’émancipation de l’esprit ? Il fut un temps lointain où c’était pourtant son but premier. « Que puis-je connaître ?», demandait Kant. Oui, mais demandons-nous déjà qu’est ce que connaître… Est-ce que la connaissance serait réductible à une circulation, un transfert d’information ? Auquel cas, une machine peut connaître et la connaissance n’a pas besoin de l’homme, du sujet humain ; l’intelligence artificielle peut se développer sans l’homme, corruption ou pas corruption. Ainsi donc, avec le progrès de la connaissance, l’homme et son esprit régresseraient jusqu’à leur disparition.
« Connaître c’est se reporter en arrière, c’est par essence une régression à l’infini », disait le bon Nietzsche (Krôner, 1885-86, ch. XVI, §575). Effectivement, derrière toutes les représentations, fussent-elles scientifiques, il y a la présentation, la présence originaire, un phénomène originaire, qui a déjà eu lieu, dans le passé, et dont on tente d’avoir la représentation la plus fidèle, ou du moins la plus cohérente, à défaut de percevoir ce qui s’est déjà passé, et qui s’éloigne toujours un peu plus dans le passé après chaque nouvelle représentation scientifique qui tente de revenir vers ce passé toujours plus lointain… Et d’un autre point de vue, si on considère cette présence originaire comme définissant non pas le passé mais le présent, l’éternel présent, alors tout ce qui s’en éloigne tombe déjà en exil, exil d’où naît le temps, le temps qui passe, qui erre, le temps sans présence, le temps sans présent, le temps dont on essaie vainement de saisir le présent, la présence perdue, de la saisir par une représentation, fût-elle scientifique… les échecs succédant inexorablement aux essais et définissant ainsi le « passé » où s’entassent ces tentatives infructueuses et où s’y entasseront d’autres encore, définissant ainsi le « futur »… qui n’est finalement rien d’autre que le passé qui grossit, qui s’épaissit, qui s’alourdit… ; toute nouvelle tentative de représentation, fût-elle scientifique, nous enlise donc dans le passé. Quel que soit le point de vue adopté, Nietzsche disait juste, toute connaissance est « une régression à l’infini », en tous cas toute connaissance représentative. Est-ce que la connaissance du cœur peut-être considérée comme une connaissance… et la connaissance purement intuitive ?…
Connaître c’est se représenter le présenté, le présenté originaire, et ce, de la manière la plus fidèle. Mais la représentation, fût-elle scientifique, nous sépare toujours du présenté. Husserl voua sa vie à la quête de l’en-deçà des représentations, la quête de l’immanente présence. Connaître nous sépare donc toujours de ce dont on cherche à se rapprocher : le présenté. Et plus on produit des représentations toujours plus complexes dans leur cohérence, plus on s’en sépare. Les représentations les plus complexes ne sont pas nécessairement les plus fidèles au présenté originaire. La connaissance représentative poussée jusqu’au bout aggrave donc notre exil, notre errance, et au bout du bout des représentations : l’anarchie des simulacres, le transhumanisme, les transes humanistes !, l’homme augmenté, les prothèses cognitives, organiques, immunitaires… l’homme artificiel… un simulacre d’homme qui n’a plus rien d’humain… et tout de l’esclave intégral… Et plus nous nous enfonçons dans l’errance, le chaos, plus nous tentons d’y résister vainement par des représentations scientifiques, d’y résister désespérément jusqu’à s’enfermer dans une logique sécuritaire, une stratégie mentale de défense. La connaissance représentative répond au fond à une stratégie mentale de défense, héritée du corps, qui lui aussi adopte une stratégie de défense vouée à préserver sa cohésion et son intégrité, la reproduction cellulaire étant après tout elle aussi une forme de re-présentation. Sans parler évidemment de défense immunitaire où une cellule génétiquement étrangère est éliminée par les anticorps. La réplication cellulaire est une représentation qui conduit à reconnaître la conformité génétique et à défendre ainsi l’organisme ; la vérité scientifique par conformité entre la pensée et l’objet n’est finalement qu’un lointain écho de la conformité biochimique. La pensée scientifique n’est rien d’autre que la pensée du corps, Nietzsche l’avait bien compris. Il est donc faux de dire que le scientifique pense le corps, c’est bien plutôt le corps qui pense le scientifique ! Peut-on donc envisager une pensée non-représentative, ou plutôt dé-représentative, qui nous permettrait de remonter jusqu’au présenté, jusqu’à la présence originaire ?
Si la connaissance représentative est une stratégie mentale de défense qui nous éloigne de l’immanente présence, alors la pensée dé-représentative qui nous en approcherait serait donc une stratégie mentale de conquête. En toute logique. Cette pensée conquérante consisterait ainsi à transformer les résistances sémantiques constituant les représentations qui entravent notre approche de l’immanente présence, et nous permettrait donc de « connaître » cette présence, c’est-à-dire de la percevoir clairement, de la vivre clairement comme une éclosion, un déploiement, un don, une naissance perpétuelle, un devenir éternel, un acte éternel, dont Aristote a eu l’intuition avec son fameux « moteur immobile ». Voilà le sens que devrait avoir le mot « connaissance » : vivre clairement la présence originaire. Voilà la nouvelle épistémè. En-deçà des résistances sémantiques, il y a les résistances fictives qui les fondent. Husserl n’a pas abordé les résistances fictives, opérant, lui aussi, le partage exclusif de la Raison entre « fictif » et « réel », mais la Raison c’est la Raison du corps, qui peut nous induire en erreur. Et ce partage est donc celui du corps, pas celui de l’esprit.
La nouvelle épistémè nous émancipera de la Raison du corps. Du corps mortel qui ne veut pas mourir, qui résiste vainement à l’inexorable devenir. Issue de la Raison du corps, la science a épuisé sa résistance au devenir, l’esprit de conquête doit maintenant nous en ouvrir le chemin. Le chemin d’esprit qui mène des transformations sémantiques aux transformations sensibles, le chemin qui nous révèle que l’esprit n’est pas un effet du corps, mais l’inverse.
Épistémologiquement vôtre.
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