Nous avons déjà parlé ici du dernier ouvrage de Monsieur Mohand Sidi Saïd, ex-vice-président de Pfizer, qui revient dans cette interview sur le prix exorbitant des anticancéreux. Est-il nécessaire de rappeler que non seulement ces médicaments sont très chers et inaccessibles au commun des mortels, mais que, pire encore, leur efficacité est plus que douteuse étant donnée la mortalité extrêmement importante liée au cancer. Malgré des dizaines d’années de recherche et autant de milliards engloutis, les résultats sont catastrophiques, quasi nuls.
Invité à animer une conférence au Salon international de la pharmacie et de la parapharmacie (Siphal), qui s’ouvrira aujourd’hui à la Safex, Mohand Sidi Saïd revient, dans cet entretien, sur l’inégalité dans l’accès aux soins, en l’occurrence aux produits de l’innovation cédés par l’industrie pharmaceutique à des prix exorbitants.
Il dénonce, dans un contexte d’économie d’austérité, une médecine à deux vitesses qui doit devenir, selon lui, une médecine à deux prix. Que les riches payent leurs traitements, mais les démunis doivent être protégés.
– Vous participez à une conférence-débat dans le cadre du Salon international de la pharmacie et de la parapharmacie en Algérie (Siphal). Quelle appréciation faites-vous de l’industrie pharmaceutique algérienne ?
Il convient de rendre hommage aux organisateurs de ce Salon international. C’est une initiative utile pour l’industrie de la pharmacie et pour la santé en général. Communiquer, échanger, confronter des idées, des expériences vont conduire au progrès de la science et par-delà au bien-être de la population.
Ensuite, il ne faut pas ignorer le contexte dans lequel ce Salon intervient. Au niveau de la santé, l’émergence de nouvelles molécules, innovantes, révolutionnaires, dans les traitements anticancéreux et leur corollaire, mais des coûts pour la collectivité et le patient jamais égalés. Voilà qui nous ramène, tristement, au combat pour l’accès à la trithérapie, dans le syndrome immunodéficitaire acquis ou sida.
N’oublions pas que le VIH/sida a été la cause de 39 millions de morts de 1981 à 2012, presque autant que pendant la Deuxième Guerre mondiale. Alors, l’histoire serait-elle un éternel recommencement ? Et que dire de l’invasion de la technologie dans notre arsenal de santé ? Cette mini-capsule que l’on absorbe, ce bistouri intelligent qui détecte les cellules cancéreuses, votre montre, vos tennis et j’en passe, seront bientôt des outils de valeur dans le combat contre les maladies.
Les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives ouvrent des perspectives insoupçonnées jusque-là. Ce n’est pas de la science-fiction. Tout simplement de la prospective avec sans doute une espérance de vie de 140 ans en l’an 2050. Il faut que l’Algérie s’y prépare ! Nous en avons les capacités.
Au niveau mondial, le repli sur soi que l’on observe en Europe et aux Etats-Unis semble irrémédiable. Et l’émergence du gaz de schiste en Amérique transforme en profondeur l’équilibre de la planète. Chez nous, le paiement cash de nos erreurs de la décennie de la prospérité va s’accentuer avec une longue période de diète financière. Depuis 50 ans, nous déplorons notre dépendance vis-à-vis du pétrole. Et pourtant rien n’a été entrepris pour y remédier, au point d’inciter nombre de nos élites à l’exil.
Nous nous acheminons vers une période de turbulences, dans deux ans, peut-être trois, malgré les démentis des uns et des autres. Sera-t-elle positive avec une reprise en main de notre avenir avec le concours de nos élites, de nos entrepreneurs de la société civile, ou prendrons-nous le chemin de Washington DC, siège du Fonds monétaire international ? L’exemple récent de l’Egypte trouble mes nuits.
Revenons à l’industrie pharmaceutique. Paradoxalement, elle représente assez peu dans les budgets de la santé à travers le monde, mais elle accapare l’essentiel des informations des médias et souvent le mécontentement des patients et de l’opinion. La pharmacie en Algérie a incontestablement progressé au cours de ces dernières décennies, reflétant le courage, la vision et l’imagination d’entrepreneurs algériens. C’est indéniable.
Demeurent quelques questions. Pourquoi notre niveau de production reste-t-il inférieur par rapport à celui de nos deux voisins marocain et tunisien ? Pourquoi subsiste-t-il encore de trop nombreux façonniers ? Pourquoi l’enveloppe en devises de nos importations reste encore élevée ? Pourquoi le prix de certaines matières premières demeure élevé ? Pourquoi ne fait-on pas plus de recherches cliniques et épidémiologiques ? A quand l’émergence de petits laboratoires de développement, comme le font avec succès nos amis indiens ?
Enfin, à quand ce cahier des charges sur 10 ans pour nous permettre d’aller au-delà de ce que nous savons faire ? Où sont les incitations pour permettre l’émergence d’un secteur dynamique, voire arrogant dans ses ambitions et prônant le goût du risque ? Quand poserons-nous un diagnostic sans complaisance de notre santé pour une bonne guérison de nos maladies ? A ce stade, j’éprouve un peu de malaise, car je peux être perçu comme menant un combat à charge. Ce n’est pas le cas. Et qui suis-je pour le faire ? Mon but est un peu de secouer certaines léthargies.
– La politique de la promotion du générique engagée par l’Algérie est-elle, d’après vous, la meilleure solution pour un accès équitable aux soins ?
Les producteurs de génériques ont bénéficié de la perte de brevets protecteurs de nombreuses molécules, comme la plus prestigieuse d’entre elles, Lipitor, avec un chiffre d’affaires annuel de plus 10 milliards de dollars dans le monde. Evidemment l’Algérie doit en profiter. Les «génériqueurs» sont devenus riches.
Songez que le premier d’entre eux a fait 17 milliards dollars en 2015. Ils font partie du paysage de la santé. Ils ont l’aversion, l’angoisse du risque. Donc ils ne font pas de R&D. Leurs prix sont élevés et une bonne discussion s’impose. Le médicament, c’est la face cachée de l’iceberg ! Revenons à la santé en général. Notre système est orienté vers le quantitatif. La médecine gratuite, l’accès universel aux soins, etc.
Et ce n’est dans une large mesure que justice, après plus d’un siècle d’apartheid médical. Mais sous le poids du nombre, notre système s’essouffle et manque de qualité. D’où une santé à deux vitesses. Ceux et celles ayant des moyens financiers vont se soigner ailleurs. Permettez une digression. Il y a 500 ans, Hippocrate disait : «Que ton alimentation soit ton remède !» Le meilleur moyen de soigner un cancer ? C’est de ne pas en avoir ! Ce n’est pas de l’humour. Le sujet est trop préoccupant et douloureux pour en faire.
Une étude anglaise, sérieuse et fiable, a tiré il y a deux ans la sonnette d’alarme : «50% des cancers peuvent être évités avec une bonne hygiène. Alcool, tabagisme, stress, sédentarité et absence de prévention sont nos ennemis.» Alors, un secrétariat d’Etat à l’hygiène de vie et à la prévention serait le bienvenu. Avec un peu de ressources et beaucoup de détermination. L’Algérie dépense environ 360 dollars par an et par habitant ; Cuba environ 800 dollars ; l’Afrique du Sud 570 dollars. La moyenne européenne est autour de 5000 dollars et les Américains sont au sommet avec un peu plus de 9000.
On peut essayer de se rapprocher de l’Afrique du Sud ou de Cuba . Il faudra du temps. Mais la politique de la natalité mérite d’être revue. La médecine gratuite, c’est formidable. Mais en a-t-on les ressources ? D’où l’urgence d’une santé à deux prix. Un impôt santé où les plus fortunés d’entre nous seront plus taxés. Les revenus faibles seront protégés. J’espère que le projet de réforme de la santé, qui sera soumis au vote des députés, sera discuté auparavant.
Mieux, des auditions, deux ou trois études préalables pourront en faire un outil de travail avec, enfin, l’introduction d’objectifs de la qualité dans les soins que les Algériens reçoivent. Ces études porteront sur un état des lieux quantitatif et qualitatif. Une étude pour dessiner la santé de demain. Et enfin une cartographie des besoins. Le malaise des médecins et du personnel soignant est poignant. Des solutions s’imposent rapidement.
– Quelle est votre vision sur l’action des «big pharma» mondiales ?
Il faut tout simplement les prendre pour ce qu’ils sont. Autrement dit, des commerçants. Ils ont des responsabilités vis-à-vis de leurs actionnaires et de Wall Street. Mais il faut rendre justice à l’industrie pharmaceutique. Certains des grands laboratoires commencent à réaliser l’importance de leur responsabilité sociale et qu’elle n’est pas antinomique avec la nécessité de faire des profits. Demeure un problème important. Ces entreprises sont puissantes et ont un pouvoir de lobby important.
Patients, réveillez-vous ! Il faut un contrepoids tout aussi important avec des associations de malades, de professeurs, de médecins, de la société civile, etc. Et c’est le rôle des gouvernements de défendre les intérêts des patients. Les laboratoires avaient fait des concessions majeures dans la trithérapie contre le VIH/sida.
A ma connaissance, cela n’a pas entraîné une série de faillites. Loin s’en faut. Et bien, la réduction des prix des traitements anticancéreux, c’est maintenant. Un marché 100% générique, c’est le retour en arrière. C’est la stagnation. Et c’est priver les malades des thérapies innovantes.
– Vous considérez que rien ne justifie les prix actuels des médicaments anticancéreux. Comment ces prix sont-ils fixés par l’industrie pharmaceutique que vous avez côtoyée durant 40 ans ?
Les big pharma. Sans langue de bois ni ronds de jambe, elles sont seules pourvoyeuses de recherche et de développement (R&D) et capables de nouvelles découvertes. Les centres hospitalo-universitaires y contribuent, notamment dans le domaine de la recherche clinique. Elles ont la culture, les talents, l’expérience et le goût du risque. C’est aussi vrai que la R&D est devenue plus complexe, plus hasardeuse, avec des coûts nettement plus élevés.
Au cours de ces dernières années, on a observé, avec désespoir, la perte d’environ une douzaine de molécules, mort-nées, n’ayant pu passer avec succès la phase finale de la recherche clinique, dans un problème de santé sociétal, l’Alzheimer. Les pertes sont significatives. Ce ne sont pas des broutilles. Cela dit, les prix des anticancéreux sont alarmants, déstabilisent nos sociétés et sont en général le résultat d’une notion scélérate, l’offre et la demande.
Par exemple, en Allemagne et au Japon, le prix de l’innovation se définit ainsi : prix de référence de la dernière molécule dans la même classe thérapeutique plus un bonus pour l’innovation ou la valeur ajoutée. Et comme dans les dernières thérapies innovantes, dans les cancers, ce prix n’existe pas, alors c’est la loi du marché. Et le laboratoire impose son prix. Un traitement, même s’il est curatif, à 40 000 voire 100 000 dollars est indécent. Ces prix doivent être divisés par dix.
– Comment peut-on justement y remédier ?
Il est important qu’il y ait une discussion entre les Etats et l’industrie pour réduire les prix actuels par dix et se prémunir pour les découvertes de demain. En contrepartie, étendre le bénéfice du brevet pour une période de 20 ans, à dater de la première commercialisation du produit innovant dans le cancer, l’Alzheimer et les maladies rares. Voilà qui stimulerait la recherche et le goût du risque. De quoi faire réfléchir les producteurs de génériques et les conduire sur les chemins de la R&D.
– Dans votre dernier livre intitulé Au secours, notre santé en péril, vous dénoncez les systèmes de santé marqués par la médecine à deux vitesses. Qu’en est-il ?
Effectivement cette médecine à deux vitesses, celle des riches et des pauvres, celle des puissants et des faibles, transparaît tout au long de mon livre. Je vous invite à le lire. Les derniers de la classe sont les Etats-Unis notamment. La France émiette chaque année davantage l’accès universel aux soins. L’arrivée d’un traitement innovant dans l’hépatite C soulève un immense espoir parmi les patients qui en sont atteints. Sauf pour ces Français quand ils s’entendent dire : «Votre foie n’est pas suffisamment atteint.
Le traitement coûte cher, très cher. Revenez dans un an.» Et que dire à tous ces patients qui souffrent d’une leucémie myéloïde chronique — ou LMC — ou de certains cancers gastro-intestinaux et qui ne peuvent accéder à un nouveau traitement révolutionnaire, faute d’argent ? Que dire à ces familles indiennes des 300 000 morts chaque année, selon l’Observatoire mondial de la santé, faute d’un traitement antituberculeux capable de lutter contre ce germe nommé XDR- TB, résistant à la thérapie existante ?
Lisez L’Empereur de toutes les maladies, de M. Munkherjee, publié dans 35 pays, prix Pulitzer, et votre curiosité en aura jusqu’à satiété des conflits d’ego, des influences de l’argent dans une aventure profondément humaine, celle de la lutte contre les cancers. Des exemples de gestion saine du capital santé existent. Je les ai trouvés au Japon, en Jordanie, à Singapour, pour ne citer que quelques-uns.Djamila Kourta – El Watan