Tiens, voici quelques scandales sympathiques à la FFT : frais de bouche exorbitants, ventes de places, appels d’offres litigieux… Rien de spécial par rapport aux autres sports et magouilles de haut niveau, la routine.
Un ancien capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis se désole : « La Fédération française de tennis [FFT] marche sur la tête. Ça me fait beaucoup de peine de voir l’image qu’elle donne, c’est pathétique. » Au siège de la FFT, situé au cœur de Roland-Garros, se joue actuellement un match curieux. On ne voit pas encore qui pourrait le gagner, mais on connaît ses deux premiers perdants : Gilbert Ysern et Jean Gachassin.
Le premier, directeur général de la Fédération depuis 2008, également directeur du tournoi parisien, a été viré manu militari le week-end dernier, victime de la lutte de pouvoir qui agite déjà l’institution à un an de l’élection de son nouveau président. Le second, président élu en 2009 et réélu en 2013, se trouve sur un siège éjectable depuis qu’il tient le premier rôle dans une enquête sur des magouilles au sommet de la FFT.
Alerté par une lettre anonyme, le ministère des sports décide, en septembre 2015, d’envoyer deux de ses inspecteurs généraux interroger élus et salariés de la FFT. Au fil des mois et des entretiens, le duo met le doigt sur les frais de bouche exorbitants du président Gachassin et les deux voitures de fonction – une à Paris avec chauffeur, une à son domicile de Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées) – dont sa femme profite allègrement.
Commerce lucratif
Les deux inspecteurs se sont aussi rendu compte que Jean Gachassin avait, pendant plusieurs années, à la tête de la Ligue de Midi-Pyrénées puis de la Fédération, vendu par centaines, à une agence de voyages de son Sud-Ouest natal tenue par un ami, les places pour Roland-Garros dont il bénéficiait. Agence qui en faisait ensuite un commerce lucratif, et emmenait par ailleurs régulièrement Jean Gachassin, ancien rugbyman, assister aux matchs du Tournoi des six nations, tous frais payés.
Enfin, les inspecteurs ont appris que, en plein appel d’offres pour les travaux de modernisation de Roland-Garros, Gachassin allait boire des coups avec un collaborateur de Vinci, l’un des trois groupes en lice, qui sera finalement désigné. Ce qui ne signifie pas forcément que l’appel d’offres ait été pipé, mais témoigne, au minimum, d’une imprudence étonnante.
« Ce comportement, alors qu’une procédure d’appel d’offres est en cours, est très grave et absolument inacceptable, écrivent, inquiets, plusieurs dirigeants de la FFT, dont Gilbert Ysern et le secrétaire général Bernard Giudicelli, dans un mail envoyé à Gachassin, que publie Le Canard enchaîné du 17 février. Il met en danger non seulement l’image de la Fédération, mais aussi les décisions qui doivent être prises par le gouvernement dans le cadre de la procédure de modernisation du stade Roland-Garros. (…) Nous refusons évidemment d’être mêlés à tes agissements et aux infractions que tu as pu commettre. » Un président recadré par ses subordonnés : le monde à l’envers.
« Un éléphant dans un magasin de porcelaine »
Gachassin, 74 ans, personnage rond, facétieux et parfois maladroit, que Gilbert Ysern compare à « un éléphant dans un magasin de porcelaine », n’a pas l’air de bien saisir la gravité de ses actes. Les explications qu’il fournit aux inspecteurs du ministère des sports démontrent qu’il est persuadé que croquer un peu dans le gâteau et y faire croquer les copains font partie de ses attributions de président.
Une telle inconséquence pose question à ce niveau de responsabilités – on parle de la plus importante fédération sportive de France en termes de licenciés (un peu plus de un million) derrière celle de football. Et témoigne d’une légèreté qui confine moins à la malveillance qu’à la bêtise. En off, tout le monde se lâche sur le pauvre homme. Un ancien salarié de la FFT parle d’un « enfant doté d’un QI à un chiffre », tandis qu’un salarié actuel compare : « Jean Gachassin, c’est Serge Aurier. »
L’intéressé, qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, risque d’avoir à s’expliquer devant la justice, une fois que les inspecteurs généraux du ministère des sports auront bouclé leur enquête. Il n’a pas encore réagi, pas plus que le ministre, Patrick Kanner. Pas sûr que la position de Gachassin soit tenable bien longtemps.
« ON A POSÉ DES SCELLÉS SUR LA PORTE DE MON BUREAU, COMME DANS UNE ENQUÊTE POLICIÈRE AVEC TROIS MORTS. »
Dans les coulisses de la FFT, on n’a pas attendu que le président soit fragilisé pour se lancer dans une guerre de succession dont a déjà été victime Gilbert Ysern. Le 4 février, l’ancien directeur de Roland-Garros est convoqué par le secrétaire général de la Fédération, Bernard Giudicelli, qui lui remet une lettre de convocation à un entretien préalable de licenciement, assortie d’une mise à pied à effet immédiat.
Dix minutes plus tard, Ysern rend ses clés et quitte le stade : « C’était lunaire. En principe, ce type d’éviction est réservé aux cas graves. On a posé des scellés sur la porte de mon bureau, comme dans une enquête policière avec trois morts. Vous ne pouvez pas savoir le nombre de messages que j’ai reçus de gens qui me demandent : “Mais qu’est-ce que tu as fait ?”C’est insupportable. »
Mais qu’a-t-il fait ? Ni Jean Gachassin ni Bernard Giudicelli n’ont répondu à nos sollicitations pour fournir une explication. Il faut donc se contenter de celle de Gilbert Ysern, qui évoque deux éléments retenus contre lui : une mauvaise gestion du changement de capitaine de Coupe Davis et un exercice du pouvoir allant au-delà de ses fonctions. Deux chefs d’accusation qui ressemblent à des prétextes.
« C’EST VRAI QUE J’OCCUPAIS UNE PLACE IMPORTANTE DANS CETTE MAISON, MAIS JE L’OCCUPAIS EN PLEIN ACCORD ET MÊME À LA DEMANDE DE MES DIRIGEANTS. A AUCUN MOMENT JE NE ME SUIS APPROPRIÉ DES DROITS QUE JE N’AVAIS PAS. »Sur le premier point, « on me fait porter le chapeau », se défend Ysern : il lui a été reproché d’avoir pris une initiative tout seul dans son coin et d’avoir fait semblant de sonder les joueurs pour savoir s’ils souhaitaient continuer avec Arnaud Clément, alors qu’eux savaient que Yannick Noah avait déjà été contacté – par Ysern, pensaient-ils – pour lui succéder. En réalité, c’est justement Bernard Giudicelli qui avait commencé à orchestrer le remplacement.
Yannick Noah raconte : « Au mois d’août, Bernard [Giudicelli] m’a appelé et m’a demandé si ça m’intéresserait [de prendre le capitanat], ce à quoi j’ai répondu que oui, mais que je ne pouvais pas donner ma réponse tant que je n’avais pas parlé aux joueurs. Donc quand Gilbert [Ysern] m’a appelé, quelques jours après, j’étais déjà au courant, bien sûr. Ma nomination et ce qui s’est passé avant, ce n’est pas Gilbert qui a mal géré. Si problème il y a, c’est une responsabilité commune, ça paraît évident. »
Sur le second point, l’ancien DG, 59 ans, ne s’en cache pas : « C’est vrai que j’occupais une place importante dans cette maison, mais je l’occupais en plein accord et même à la demande de mes dirigeants. A aucun moment je ne me suis approprié des droits que je n’avais pas. » Ysern est devenu un hyper-directeur général pour combler le vide laissé par un infra-président, ce qui a longtemps bien fonctionné et arrangé tout le monde.
Bernard Giudicelli, qui rêve de la présidence de la FFT, a-t-il eu peur que le puissant Ysern finisse par contrarier son ambition ? Ce dernier ne l’affirme pas, mais il est convaincu que le premier, très influent auprès de Gachassin, a voulu sa peau et l’a obtenue. Et dire que, pendant six ans, Ysern et Giudicelli étaient, pour reprendre une expression du Corse, « comme le pouce et l’ongle »… « Il n’y a plus rien de rationnel dans cette histoire, sou
ffle un dirigeant de la FFT. On n’est plus dans le sport ou le souci de l’intérêt commun. Ça s’appelle de la politique. »
Tout cela n’a pas l’air de contrarier les quelque cent quatre-vingt délégués de la Fédération, réunis en assemblée générale annuelle le week-end dernier, et qui n’ont rien trouvé à redire à la conduite de leur président, ni à l’éviction brutale d’Ysern, dont même les adversaires reconnaissent la grande compétence.
« Le problème, soupire un bon connaisseur du fonctionnement de la FFT, c’est qu’il y a énormément de pognon dans cette fédération, et que c’est une arme incroyable pour celui qui a le pouvoir, ou qui dit qu’il va le prendre, puisque c’est lui qui va le redistribuer dans les ligues. Combien de fois, à l’époque de Christian Bîmes [le prédécesseur de Jean Gachassin], j’ai entendu des présidents de ligue dire : “Si je m’oppose à lui, il va me couper les vivres, et ce sont mes clubs et mes licenciés qui vont morfler.” On est dans une logique de peur. »
Pendant ce temps, les opposants à l’extension de Roland-Garros boivent du petit-lait. En à peine deux semaines, ils ont vu leur pire ennemi, Gilbert Ysern, disparaître du paysage, et le président de la FFT empêtré dans une enquête qui ébranle le projet qu’ils combattent. Leur plan se déroule à merveille. Car cette enquête, ils n’y sont pas complètement étrangers. Ils en sont même à l’origine : c’est un riverain, opposant acharné au projet d’extension du stade de Roland-Garros, qui a envoyé au ministère des sports la lettre anonyme dénonçant les agissements douteux au sommet de la FFT.
A part ça, si le sport intéresse encore quelqu’un : l’équipe de France de Yannick Noah dispute le premier tour de la Coupe Davis face au Canada, dans deux semaines, en Guadeloupe.
Henri Seckel