Ne trouvez-vous pas curieux que l’on parle pendant des heures dans nos médias d’accidents de la route ou des résultats des mondiaux de natation voire de la dernière chirurgie de Kim Kardashian ou de son ex beau-père devenu belle-mère mais pas de cette affaire gravissime de détournement de fonds publics en Malaisie impliquant encore un Suisse ? Cette affaire implique pourtant le premier ministre de Malaisie, la belle-sœur de l’ex-premier ministre britannique Gordon Brown, le prince saoudien Turki bin Abdullah… Continuons à dormir, ça ira mieux demain.
Xavier Justo est au cœur du scandale financier frappant le premier ministre Najib Razak. Ses révélations rocambolesques ont mis en ébullition Kuala Lumpur et la région. Le parcours atypique de cet ex-directeur de PetroSaudi à Genève l’a conduit dans une prison à Bangkok.
La belle-sœur de l’ex-premier ministre britannique Gordon Brown, le producteur hollywoodien du Loup de Wall Street, un milliardaire – dit « la baleine » – proche du pouvoir malaisien, un lanceur d’alerte, accusé d’être un maître chanteur, doté d’un passeport à la croix blanche : voilà l’échantillon improbable de personnages impliqués dans l’un des plus gros scandales de corruption du Sud-Est asiatique. Affaire dans laquelle le premier ministre de Malaisie, Najib Razak, est accusé d’avoir détourné 700 millions de dollars de fonds publics.
Au cœur du dossier qui met toute une région en ébullition : le Genevois Xavier André Justo. Ce dernier, arrêté en juin dernier en Thaïlande, a livré des données confidentielles – siphonnées des serveurs de son dernier employeur, PetroSaudi – à la presse et à un personnage influent de Kuala Lumpur. Les documents (9 gigabits d’échanges informatiques, dont entre 400 000 et trois millions de courriels) détailleraient une fraude colossale impliquant l’État malaisien, l’argent du pétrole à Genève et plusieurs banques à Zurich (BSI, RBS et Coutts), ainsi que leurs filiales à Singapour et dans les paradis fiscaux anglo-saxons.
Qui se cache derrière celui qui a mis le feu à la Malaisie ? Depuis février dernier, date à laquelle le scandale a été révélé dans les colonnes du Sarawak Report et du Sunday Times, Xavier Justo fait l’objet d’une campagne massive de discrédit. La presse locale officielle qualifie le personnage de « sévèrement tatoué », noceur insatiable, porté sur l’alcool, les grosses cylindrées et le luxe. Leur version : Justo a été propulsé, « on ne sait comment », à la tête d’une multinationale pétrolière, qui aurait fini par le licencier pour son manque de fiabilité. Le Genevois se serait ensuite mis en tête, par cupidité et par souci de maintenir un certain train de vie (il habite une grande villa sur l’île de Ko Samui), de faire chanter son ancien employeur, exigeant 2,5 millions de francs contre des données qu’il lui a volées.
La vérité ? Xavier Justo est né en Suisse, voilà 49 ans, dans une famille ordinaire d’émigrés espagnols. Sportif et de caractère affirmé, selon des personnes qui l’ont côtoyé, il a notamment travaillé dans le domaine financier et, plus récemment, dans les matières premières. Remarié, il est père d’un enfant de moins de 1 an. Son épouse, injoignable sur son portable et à son domicile genevois situé dans un quartier populaire, refuse de s’exprimer sur l’affaire malaisienne. Elle aurait déménagé chez ses parents pour éviter d’être importunée.
Le parcours atypique de Xavier Justo débute en 2002 avec la société genevoise de gestion patrimoniale Fininfor & Associés, dont il est l’une des chevilles ouvrières pendant sept années. Durant cette période, il ouvre une boîte de nuit, le Z Cube (quai du Seujet). L’entreprise, qui fait faillite en 2006, lui permet quand même de consolider certains liens. Par exemple avec Tarek Obaid, un ami saoudien, domicilié dans un quartier aisé de la ville. Un an plus tard, ce dernier inaugure, dans les locaux de Fininfor, l’antenne genevoise de PetroSaudi, un groupe pétrolier qu’il a cofondé et qui serait détenu par le prince Turki bin Abdullah.
Tarek Obaid est un homme de réseaux. Dans son carnet d’adresses: le «golden boy» malaisien Taek Jho Low. Un contact qui le relie à Riza Aziz, producteur du film Le Loup de Wall Street, avec Leonardo DiCaprio, et beau-fils du premier ministre malaisien. Les trois acolytes parviennent à convaincre Najib Razak, alors fraîchement élu, de créer une coentreprise entre le fonds souverain stratégique 1MDB (fondé et contrôlé par l’homme fort de Malaisie) et PetroSaudi. Objectif: stimuler les investissements directs moyen-orientaux vers Kuala Lumpur.
Au cours du montage financier, 700 millions de dollars disparaissent. Pour se retrouver, d’après les «leaks» genevois, sur le compte BSI, baptisé «Good Star», de Taek Jho Low, aux îles Caïman. La transaction douteuse fâche le conseil d’administration d’1MDB (qui cumule aujourd’hui près de 11 milliards de dollars de dette). Deux administrateurs et le président du «board» sont limogés, sans que les fonds soient restitués. Selon le Wall Street Journal, Najib Razak s’en serait servi pour financer une campagne difficile pour sa réélection en 2013.
En 2009, Xavier Justo, alors en Thaïlande, se fait rappeler par Tarek Obaid qui lui propose, selon nos sources, 400 000 francs de salaire par an pour diriger PetroSaudi Genève. L’argent – notamment malaisien – coule à flots, les affaires fleurissent et Xavier Justo adore son nouveau travail. Jusqu’en 2011, où rien ne va plus. «Tarek est devenu émotionnellement instable. Pour une raison que j’ignore, il s’en est pris violemment à Xavier», raconte quelqu’un qui a fréquenté le Genevois, lequel lui a montré les échanges de SMS et autres éléments d’altercation.
Le directeur exécutif de PetroSaudi claque alors la porte. Non sans avoir négocié un parachute doré de 3,5 millions de dollars et volé toutes les données informatiques qu’il pouvait. De retour en Thaïlande, il ouvre une entreprise de conseil (Justo-Consulting). Puis un salon spécialisé dans les soins cutanés. Mais aucune de ces deux structures, semble-t-il, ne fonctionne à satisfaction.
2014: Xavier Justo est à court d’argent. PetroSaudi ne lui a pas versé l’intégralité du dédommagement promis. L’informaticien amateur imagine alors de soutirer 2,5 millions de francs à son ex-employeur, menaçant de livrer à la presse les éléments incriminant l’Etat malaisien et PetroSaudi ( la coentreprise ayant pris fin en 2012, à satisfaction, précise le groupe saoudien). Mais la tentative échoue.
Xavier Justo monnaie alors le contenu de ses disques durs auprès de Tong Kooi Ong, influent éditeur (hebdomadaire The Edge) et riche homme d’affaires malaisien. Ce dernier lui a été présenté par la journaliste blogueuse – née en Malaisie – Clare Rewcastle-Brown, mariée au frère de l’ex-premier ministre britannique Gordon Brown et fondatrice du site de «whistleblowing» Sarawak Report. «J’avais fait la connaissance de Xavier Justo à Genève. La transaction a pris six mois», se souvient-elle. Le Genevois exige d’être payé 2 millions de dollars.
Malgré les injonctions de ses proches à quitter le Thaïlande, Xavier Justo – toujours en mal de liquidités et qui menace à plusieurs reprises de se suicider – s’y fait arrêter, sur plainte de PetroSaudi, pour tentative d’extorsion. Dans une interview donnée à The Straits Times de Singapour, le seul journal ayant pu approcher le suspect genevois dans sa prison de Bangkok, Xavier Justo détaille ses difficultés à toucher sa prime. « Ne parvenant pas à ouvrir de relation bancaire, j’ai proposé de verser la somme sur un de mes comptes existants à Abu Dhabi, mais l’acheteur ne voulait pas car mon nom y figurait. Alors on a cherché à me payer en espèces. Ce que j’ai refusé, car cela impliquait des déplacements réguliers à Singapour pour prélever des petites sommes d’argent dans des enveloppes », énumère-t-il, cette semaine, dans des aveux destinés à réduire sa peine.
La formule finalement choisie : Clare Rewcastle-Brown – qui dément les derniers propos de Xavier Justo – perçoit les 2 millions, pour les redistribuer par tranches de 250 000 par mois au Genevois. Mais le plan n’a pas fonctionné. Fauché, Xavier Justo est à présent derrière les barreaux, sous haute sécurité, en attente d’un jugement imminent. Autorisé depuis vendredi à recevoir des visites de toute la presse, il risque jusqu’à 7 ans de prison. Le cas échéant, il devrait purger deux tiers de sa peine en Thaïlande avant de pouvoir être extradé. « Je suis vraiment peiné de ce qui lui arrive, mais il semble aller bien. Grâce à lui, PetroSaudi et Najib Razak vont devoir rendre des comptes », conclut Clare Rewcastle-Brown.
Dejan Nikolic – Le Temps