« C’est beau de vouloir la vérité, encore plus beau de souffrir pour elle, et tout à fait sublime de mourir pour elle. Nous voudrions que la vérité se donne entièrement à nous mais que serions-nous prêts à donner pour elle ? », disais-je l’autre jour à un pote avec qui je déjeunais.
Ayant reconnu un journaliste, il me fit un signe des yeux. Je regardais…, effectivement. Emporté par une inspiration subite, je lâchai ces quelques mots : « Qui nous contera la fabuleuse épopée journalistique ? Qui… ? Un journaliste est un homme qui vit en pèlerin de la vérité, qui vit modestement dans la profondeur des textes, de ses textes à lui… un homme convaincu que Nietzsche aurait mieux tourné s’il avait suivi une formation de journaliste… c’est dégueulasse qu’aucun journaliste n’ait eu d’accréditation pour couvrir le Jugement dernier ».
À côté, les journalistes parlaient bruyamment et riaient encore plus bruyamment devant leur bière et leur croque-monsieur. « Pascal, t’es un Praud ! Hahaha ! », s’écria l’un d’eux. Leur arrogance autiste tintamarresque dérangeait tout le monde dans la brasserie, au point qu’on pouvait lire dans le regard de chaque client un appel au meurtre. « Je croirai à l’utilité des journalistes lorsqu’ils seront tous assassinés pour raison politique », me confia en souriant le patriote fervent avec qui je déjeunais, avec un sourire qui contenait une colère inouïe. Habituellement, je tempérais ses excès, mais là, j’avais pas envie. « C’est vrai, comment ils faisaient au XVIe et XVIIe siècles pour vivre sans journalistes ? Et en Grèce antique ? Qu’est-ce que seraient devenus Socrate et Platon avec le travail des journalistes… ! Penser à cette éventualité est encore plus terrifiant que… de se réveiller dans un lit recouvert de cafards et de scorpions… Et qu’auraient fait les journalistes de la guerre de Troie, qui fut relatée si peu objectivement par cette espèce d’aède… Homère..», lui répondis-je en riant.
À côté, les rires des journalistes redoublèrent de décibels, et l’exaspération alentour semblait atteindre un point limite. « Soyons factuels chers confrères, fit l’un d’eux, quels sont les couples les plus heureux au lit ? Les couples de gymnastes ». Ses confrères explosèrent d’un rire gras, si tonitruant que le silence se fit brusquement autour d’eux dans la salle et tous les regards convergèrent vers les rieurs qui continuèrent de blaguer comme si de rien n’était. Rien ne semblait pouvoir les arrêter, je déclamai alors, assez haut pour qu’ils m’entendent : « les journalistes nous ont tant appris, leur humanisme nous a appris à tolérer les parasites, à les respecter, à les écouter, à leur obéir… ». Mais rien n’y fit, leur boucan devint carrément insupportable… « La franc-maçonnerie tue la France ! », cria soudain à pleins poumons mon pote patriote. Les journalistes s’arrêtèrent subitement de parler, nous dévisageant avec curiosité et inquiétude, et baissant le regard piteusement vers leur assiette ou leur bière. Les clients alentour reprirent peu à peu leur conversation. Mon pote Philippe était sanguin mais pas sanguinaire, nuance, cependant les journalistes ne semblaient pas envisager cette nuance et abrégèrent leur petite collation en demandant l’addition. En quittant leur table, l’un d’eux nous décocha quelques mots : « ici, on est en république, pas en dictature. Bonne journée ». « Bonne journée, les larbins qui assassinent la France », lui rétorqua Philippe à voix haute et claire. « Dîtes à votre petit camarade de se calmer, sinon ça va mal finir… », me lança le type sur un ton menaçant.
« le vrai problème avec la guerre, c’est qu’elle ne donne à personne l’occasion de tuer les gens qu’il faudrait… comme disait Ezra Pound »
« Allons, nous ne faisons que discuter, cher ami !… », lui dis-je d’un sourire. Le type me jeta un regard haineux et s’en retourna vers ses confrères, l’un d’eux lui dit, assez haut pour qu’on l’entende : « y a pas de discussion possible avec les fachos ; dans deux minutes il va te dire que les chambres à gaz c’est du bidon ». Ils se dirigeaient vers la sortie quand un client tendit une jambe à leur passage et fit trébucher et tomber l’un d’eux ; la marionnette médiatique s’étala sur le sol de tout son long comme une masse. Ses confrères l’aidèrent à se relever et le gérant, sorti de derrière le comptoir, accourut vers eux. « Rien de cassé ? », fit-il. Le type se remit debout tant bien que mal, il était rouge de fureur et se mit à crier en direction de la tablée d’où était venu le croche-patte : « vous voulez la guerre, vous l’aurez ! ».
Alors qu’un de ses confrères composait un numéro sur son téléphone mobile et que le gérant tentait de calmer le jeu, je lançai à la cantonade : « le vrai problème avec la guerre, c’est qu’elle ne donne à personne l’occasion de tuer les gens qu’il faudrait… comme disait Ezra Pound ». Le rouge de fureur se jeta sur moi sans que le gérant ait pu l’arrêter, j’eus juste le temps de me lever un peu et de le repousser ; le rouge tomba par terre à nouveau. Le gérant l’aida à se relever, et les confrères l’encouragèrent à quitter les lieux, en le retenant par les bras, « allez Pascal, on y va ». Mais la colère du rouge ne semblait pas retomber, au contraire, il hurlait comme un possédé. C’est alors que deux policiers entrèrent dans la brasserie. « Oh là oh là… ! Calmez-vous monsieur ! », fit un des deux policiers à l’adresse de l’enragé, qui proférait maintenant des bouts de phrases incompréhensibles en injuriant l’agent de police. Comme le forcené refusait obstinément de suivre les forces de l’ordre, se débattant violemment, ils le menottèrent finalement et l’emmenèrent dehors. On pensait voir un policier revenir pour recueillir notre version des faits, mais rien. On apprit plus tard que le menotté fit quelques heures de garde à vue et quelques jours de taule pour injures à agent. La presse fut scandalisée comme jamais et signifia sa solidarité sans réserve au journaliste. Les journaux évoquèrent une bagarre dans une brasserie avec des néo-fascistes. En insinuant que la police avait protégé ces néo-fascistes… sous-entendant un retour de Vichy…, et présumant qu’une mouvance vichyste opérait dans la police. On fit du journaliste incarcéré, qui était un journaliste sportif, un « héros de la vérité », un « martyr de la liberté », un « prisonnier politique » d’un « État fasciste »… Face à ces accusations aussi graves qu’absurdes, une plainte lourde émanant du Quai des Orfèvres fut déposée contre les journaux, qui écopèrent de lourdes amendes, qui furent payées, et tout rentra dans l’ordre. Enfin, pas exactement, il se passa quelque chose d’extraordinaire, la presse ne fut plus subventionnée par l’État, cet « État fasciste » qu’elle dénonçait et, privée de ces grasses subventions, elle coula complètement.