Voici le troisième article d’une série concernant les fausses études scientifiques qui ont été publiées dans le monde, que ce soit dans les domaines de la sociologie, des sciences dures comme l’électronique ou tout simplement la médecine. Étant donné que nous avons des escrocs qui nous expliquent aujourd’hui que la science médicale est exempte de défauts et que la seule façon d’avoir un résultat correct et honnête est de réaliser des études multicentriques, randomisées et en double aveugle, le nombre extrêmement important de toutes ces fraudes démontre l’inverse. Il suffit d’être malhonnête et tout simplement accepter l’argent de la corruption offert par Big Pharma !
Saura-t-on jamais ce qui se trame dans le cerveau des fraudeurs ?
Après le scandale créé par Bernard Lawrence Madoff dans les sphères de la finance internationale, le monde de l’anesthésiologie et de la pharmacologie est aujourd’hui confronté à une nouvelle et spectaculaire affaire de tricherie.
L’affaire a été révélée dans le détail par Anesthesiology News, revue du groupement professionnel américain d’anesthésiologie. (*)
Au centre du scandale, une personnalité bien connue de cette spécialité : le Dr Scott S. Reuben, collaborateur du Baystate Medical Center de Springfield (Massachusetts), accusé de s’être rendu coupable de fraudes majeures dans le domaine des essais cliniques qui conditionnent les autorisations de mise sur le marché des spécialités pharmaceutiques.
Après des études à l’Université Columbia et à la Buffalo School of Medicine, le Dr Reuben avait acquis une réputation internationale pour ses travaux sur l’analgésie multimodale.
On sait que cette pratique consiste à associer des médicaments analgésiques ayant des sites d’action différents et complémentaires de manière à induire des interactions additives, voire synergiques. Cette pratique a permis de réduire considérablement le recours à la morphine et ainsi une diminution des effets indésirables des morphiniques. Selon Anesthesiology News, des rumeurs concernant la fiabilité des nombreuses publications du Dr Reuben circulaient dans la communauté spécialisée depuis près d’un an.
Jusqu’à ces derniers jours, une recherche sur PubMed montrait que le Dr Scott S. Reuben pouvait s’enorgueillir de 72 publications dans des revues de qualité.
Il sait désormais que 21 d’entre elles, parues entre 1996 et 2008, ont d’ores et déjà été rétractées et ne sont – ou ne seront bientôt – plus consultables sur les bases de données.
La liste de ces publications, pour lesquelles il était toujours le premier signataire, est publiée dans Anesthesiology News.
Dix des articles frauduleux avaient été acceptés par la revue Anesthesia and Analgesia et trois par Anesthesiology.
The Journal of Clinical Anesthesia est également concerné.
L’affaire est d’autant plus importante que ces publications ont notamment été directement à l’origine de l’usage du célécoxib (Celebrex) et de la prégabaline (Lyrica) – deux spécialités de la multinationale Pfizer – dans le traitement des douleurs postopératoires.
Le Dr Reuben bénéficiait entre autres de financements (cinq bourses de recherche entre 2002 et 2007) et de différents appointements de Pfizer. Selon Anesthesiology News, la firme avait récemment commencé à prendre ses distances avec cet anesthésiologiste.
La fraude concernait aussi des spécialités de Wyeth et de Merck.
« Ce qui est intéressant dans le cas de Scott c’est que si vous vous intéressez à toutes ses publications depuis quinze ans vous découvrez qu’il n’est jamais parvenu à un résultat négatif, précise l’un de ses confrères sous le couvert de l’anonymat.
Il parvenait toujours à des résultats très solides là où les autres échouaient à mettre en évidence ce qu’il obtenait.»
Sa dernière publication datée de décembre 2008 est parue dans le Journal of Cardiothoracic and Vascular Anesthesia. Elle concerne la prévention des douleurs chroniques après chirurgie thoracique. « Le traitement de la douleur postopératoire a été énormément influencé par les recherches de Reuben.
Nous parlons ici de millions de patients dans le monde » souligne Steven L. Shafer, rédacteur en chef d’Anesthesia and Analgesia. Tout en ne remettant pas en cause le concept de l’analgésie multimodale, M. Shafer redoute que les futures recherches à conduire dans ce domaine ne puissent confirmer les « résultats » précédents. Et il ne craint pas de qualifier l’affaire de « tragédie » pour la profession médicale et pour les patients mais aussi pour le Dr Reuben.
« En mai 2008, nous avions organisé, comme nous le faisons chaque année, des journées portes ouvertes, une occasion pour nos chercheurs de partager avec le public leurs travaux. Le Dr Reuben a alors proposé deux posters, dont le contenu a été analysé par un comité de lecture, explique Jane Albert, porte-parole du Baystate Medical Center.
Les membres de ce comité ont alors découvert qu’il manquait des formulaires de consentement des malades, cela nous a mis la puce à l’oreille. Deux enquêtes indépendantes, auxquelles le Dr Reuben a pleinement collaboré ont permis de découvrir qu’il avait inventé des données scientifiques, des fiches de patients, forgé de faux documents et formulaires. À ce jour, nous avons identifié vingt et une études frauduleuses. Il s’agit d’une des plus longues histoires de fabrication de fausses données de la science médicale moderne.»
Toute la lumière est-elle faite ? Selon les responsables du Baystate Medical Center, les coauteurs de ses études n’ont pas été mis en cause. « L’enquête de l’hôpital a conclu que les études contenant les données inventées ont été le fait du seul Dr Reuben et aucun autre chercheur n’est impliqué ou n’a eu connaissance de ces fraudes », a souligné Jane Albert qui a tenu à préciser que si le Dr Reuben collaborait bien avec le Baystate Medical Center il n’était pas pour autant l’un de ses salariés.
Un porte-parole de Pfizer a indiqué que les essais cliniques conduits par la firme pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché du Celebrex et du Lyrica par la Food and Drug Administration (FDA) ne comprenaient pas les publications du Dr Reuben. Le Celebrex a notamment été approuvé par la FDA pour traiter des douleurs aiguës, notamment consécutives à une intervention chirurgicale.
Comme presque toujours dans les affaires de fraudes, les questions dépassent de beaucoup la seule responsabilité du fraudeur. Les agissements de l’anesthésiologiste américain jettent ainsi aujourd’hui une lumière crue sur l’ensemble du système actuellement en vigueur en matière de recherche médicale et de publication dans des revues spécialisées de réputation internationale. Comment comprendre que l’on puisse, seul, non pas falsifier des données existantes, mais bien les inventer durant des années et ce, sans jamais être soupçonné ? Comment les coauteurs des publications frauduleuses peuvent-ils justifier l’usage qui durant des années a été fait de leur nom ? Si leur responsabilité n’a pas été retenue doit-on en conclure qu’ils ont cosigné sans jamais avoir, de près ou de loin, eu connaissance du travail en question ? Qu’en est-il du fameux système de relecture des travaux soumis pour publication ? De ce point de vue, on observera avec intérêt que fort de sa notoriété grandissante le Dr Reuben était devenu à son tour un relecteur, ce qui ne faisait qu’accroître sa marge de manœuvre…
Mais plus encore comment prendre la mesure des conséquences, médicales, juridiques et financières de la publication de travaux imaginaires qui ont à ce point eu une influence sur les pratiques thérapeutiques ?
Le Dr Reuben est en congé maladie depuis mai 2008. Saura-t-on jamais ce qui se trame, une fois la fraude découverte, dans le cerveau des fraudeurs ?
(*) www.anesthesiologynews.com/index.asp?ses=ogst§ion_
id=3&show=dept&article_id=12634
Ce lien permet de découvrir la liste des vingt-et-une publications
frauduleuses qui, officiellement, n’existent plus.
Jean-Yves Nau
[email protected]
Rev Med Suisse
2009; volume 5. 698–699