Les déclarations ahurissantes du PDG de France Télécom de l’époque sont très claires, elles ne souffrent aucune imprécision : il faut virer ou pousser au départ 22.000 salariés. Point. Le résultat est là, des dizaines de suicides et de dépressions pour une question de profit ; et pourtant, il est toujours libre 10 ans plus tard, la justice n’ayant encore rien fait ni décidé, malgré la gravité des faits et la simplicité de l’enquête, sachant pertinemment qu’il y a bien eu préméditation et mise en place d’un système ultra violent pour casser du salarié.
Y aura-t-il un procès France Télécom ? Le parquet de Paris a requis le renvoi en correctionnelle de l’entreprise, rebaptisée Orange depuis, et de son ex-patron Didier Lombard, pour « harcèlement moral ». Ces réquisitions, prises le 22 juin, ont été communiquées aux parties mardi et révélées par l’AFP et Le Monde, jeudi 7 juillet. La balle est maintenant dans le camp du juge d’instruction qui doit décider de suivre ou non le parquet. Selon Le Monde, il rendra son ordonnance d’ici quelques semaines.
En attendant, francetv info revient sur ce qu’il faut savoir pour comprendre toute cette affaire.
Je ne me souviens plus. Comment tout cela a commencé déjà ?
Il y a d’abord le moment où France Télécom, entreprise publique, bascule dans le privé. Le 1er septembre 2004, l’Etat abaisse sa participation dans l’entreprise à moins de 50%. Les objectifs de l’entreprise ne sont plus les mêmes. Il faut désormais vendre et faire face à la concurrence. Pour y parvenir, un plan est élaboré : baptisé NExT, pour Nouvelle Expérience des Télécommunications et destiné à couvrir la période 2006-2008, il est présenté à la presse le 29 juin 2005.
Didier Lombard, PDG de France Télécom, précise les choses le 20 octobre 2006. C’était un vendredi. Près de 200 cadres supérieurs et dirigeants de l’entreprise sont réunis à la Maison de la Chimie à Paris. Le dirigeant décide ne pas y aller par quatre chemins : il prend le micro et annonce que d’ici 2008, « il faut absolument réaliser » 22 000 départs, sans licenciements. Soit un salarié sur cinq de ce groupe qui emploie 110 000 personnes. Il annonce aussi la mobilité de 10 000 personnes, et l’embauche de 6 000 « nouveaux talents ». « Il faut qu’on sorte de la position ‘mère poule’. (…) Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé », commente Didier Lombard. Et puis, il a cette phrase, restée dans les têtes, et qui résonne après coup d’une façon singulière : « En 2007, je ferai [ces départs] d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. »
Ah oui… Et que s’est-il passé ensuite ?
L’enquête démontre que la politique d’entreprise de France Télécom a eu pour effet de « déstabiliser » les employés et de « créer un climat professionnel anxiogène ». « C’est ainsi que Michel se voit retirer sa voiture de fonction après avoir refusé de partir à la retraite. Dans le même esprit, Sandrine n’a plus ni badge ni bureau à son retour de vacances », relate Le Monde. Dans les couloirs, on entend l’expression « être mis en mission ». « Tout le monde savait que c’était la mise au placard. »
« Lorsque je suis rentrée de vacances d’été en août 2007, nous avions déménagé dans un bureau trop petit pour nous, ce bureau était sale, pas nettoyé, sans isolation phonique et thermique », témoigne une gestionnaire. Il y a aussi la technique des « oubliés » du déménagement. Quand, du jour au lendemain, vous vous retrouvez sans chaise ni bureau. Ni collègues : ils occupent de nouveaux locaux, et vous n’avez pas été prévenu.
Les cibles prioritaires sont les plus de 55 ans qui, jusqu’en 2006, bénéficient d’un congé de fin de carrière, mais aussi les mères de trois enfants, auxquelles on offre un départ anticipé après quinze ans de maison. Les autres sont envoyés dans de nouveaux services, les centres d’appel notamment, où les objectifs sont bien souvent inatteignables. Les appels sont chronométrés et écoutés.
Les salariés reçoivent des mails listant les postes disponibles dans la fonction publique toutes les semaines, voire tous les jours pour certains. « Le message était clair, la porte de l’entreprise était grande ouverte, raconte un technicien. Ce sont les pressions pour trouver du travail ailleurs, les allusions diverses au fait que personne n’est indispensable (…) Ce point est fondamental. Il représente en quelque sort le socle de la ‘mécanique dépressive' », explique un médecin du travail de l’époque.
Mais d’où sortent ces techniques de management ?
Une école de management dédiée au projet a été créée au premier trimestre 2006 pour former les cadres à ces changements. Basée à Cachan (Val-de-Marne), elle incite les managers à prendre davantage de responsabilités dans la transformation du groupe. Ainsi, 4 000 « managers de managers » (les cadres supérieurs) sont formés par an. Ils suivent des stages pour mobiliser les employés et leur « faire accepter le changement ».
Dans les fiches, se trouvent deux curieux schémas, comme l’expliquait, en 2010 l’hebdomadaire Les Inrocks, documents à l’appui. Un plan de la bataille d’Angleterre de 1940, qui vante la « précision » et la force de « l’exécution conforme » des avions de chasse allemands. « Vous avez mal compris. On voulait faire ressortir la solidarité qui existait entre les pilotes et les mécaniciens de la Royal Air Force », rétorque aux Inrocks Obifive, la société internationale de coaching en management qui organise certains stages. Pas la même version que les salariés.
Les formateurs expliquaient que nous étions en guerre. (…) Ensuite, on nous montrait Orange prise en tenaille par Free, par Bouygues et par Nokia…
Peut-être vous souvenez du second schéma, diffusé dans plusieurs médias. Il s’agit d’une courbe, agrémentée des cinq phases de deuil à partir de l’annonce d’une mort. Ces travaux de la psychiatre et psychologue américaine Elisabeth Kübler-Ross sont détournés puis appliqués à la situation de France Télécom. « La mort, ici, c’est la perte d’emploi », souligneLe Monde. Suivent « le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation et, pour finir, l’intégration du salarié ». A la 6e étape, le salarié est censé avoir accepté le changement. Sauf que certains n’y sont jamais parvenus… Ils se sont suicidés, ou ont tenté de mettre fin à leurs jours.
On parle de « vague de suicides » à France Télécom. Qu’en est-il ?
Les suicides se sont multipliés à une vitesse vertigineuse, dès 2006. Toute l’entreprise est concernée, les services de toute la France sont impactés. Selon les syndicats et la direction, il y a eu 35 suicides au cours des seules années 2008 et 2009. Mais la situation a perduré au-delà. Agés de 53 ans, Dominique, puis Annie, se suicident par pendaison à leur domicile, en 2010. Le 26 avril 2011, Rémy, 56 ans, s’immole par le feu devant un site France Télécom en Gironde, où il avait eu une mission en 2008.
Dans les réquisitions du parquet, trente-neuf victimes sont citées : dix-neuf se sont suicidés, douze ont tenté de le faire, et huit salariés ont subi un épisode de dépression ou ont été mis en arrêt de travail.
Derrière ces chiffres, autant de drames humains. Jean-Michel, 53 ans, stoppe sa conversation téléphonique avec une syndicaliste le 2 juillet 2008. Elle lui parle de son avenir. Il raccroche et se jette sous un train. Le 11 septembre 2009, Stéphanie, 32 ans, se défenestre sur son lieu de travail. Elle envoie un mail à son père : « Mon chef n’est bien sûr pas prévenu, mais je serai la 23e salariée à me suicider. Je n’accepte pas la nouvelle réorganisation du service (…) Je préfère encore mourir. »
Comment le scandale a-t-il éclaté finalement ?
C’est un suicide en particulier qui donne un énorme retentissement à l’affaire. En juillet 2009 un technicien marseillais, qui avait évoqué un« management par la terreur », se donne la mort.
Les premiers articles paraissent à la même période dans les journaux. Une conférence de presse est organisée le 15 septembre 2009, au cours de laquelle Didier Lombard évoque « une mode des suicides ». Avant de regretter ses propos le lendemain.
Par erreur, j’ai utilisé le mot ‘mode’ qui était la traduction du mot mood (humeur) en anglais. Je m’excuse d’avoir fait ça.
Dans le même temps, le syndicat SUD-PTT amorce la procédure judiciaire. Il dépose plainte le 14 septembre 2009 auprès du parquet de Paris contre la direction de France Télécom. Une enquête préliminaire est ouverte en décembre de la même année, une juge d’instruction nommée en avril 2010. Didier Lombard est mis en examen pour « harcèlement moral » un peu plus de deux ans plus tard.
Didier Lombard est le seul qui peut être jugé, ou d’autres dirigeants peuvent être renvoyés devant la justice ?
Non, Didier Lombard n’est pas le seul mis en examen dans cette affaire. Au total, le parquet demande le renvoi de sept personnes pour « harcèlement moral » ou « complicité de harcèlement moral ». Il demande aussi le renvoi de la société France Télécom comme personne morale. Par « harcèlement moral », le Code du travail entend des « agissements répétés qui ont pour objet ou effet de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
Outre l’ancien PDG de l’entreprise, deux dirigeants sont mis en examen pour « harcèlement moral ». Il s’agit du numéro deux, Louis-Pierre Wenès, et du DRH Olivier Barberot. Un directeur régional de France Télécom se souvient dans Les Inrocks d’une comparaison de Didier Lombard : « Le bon, la brute et le truand. » « Le bon, il n’est plus là. La brute, c’est lui [Il désigne Louis-Pierre Wenes]. Et le truand, le voici ! [Il pointe du doigt Olivier Barberot]. »
Nathalie Boulanger-Depommier et Jacques Moulin, deux directeurs territoriaux, Guy-Patrick Cherouvrier, directeur des ressources humaines France et Brigitte Bravin-Dumont, directrice du programme Anticipation et compétences pour la transformation (ACT), sont les quatre cadres supérieurs mis en examen pour « complicité de harcèlement moral ».
Si un tel procès a lieu, ça va vraiment faire du bruit ?
Oui, car ce serait le plus gros procès de harcèlement moral jamais organisé en France. Il amènerait la justice à trancher la première affaire de harcèlement à grande échelle dans une entreprise de cette taille. Contacté par francetv info, l’avocat Jean-Paul Teissonnière, qui représente une dizaine de parties civiles ainsi que le syndicat SUD-PTT, s’attend à un procès fleuve, sur plusieurs semaines, avec de très nombreux témoins. Si le renvoi devant la justice est confirmé, il estime qu’il faudra au moins un an pour organiser l’audience.
L’un de ses clients, Yves Manguy, confie à francetv info avoir ressenti « un grand soulagement » en apprenant la nouvelle. Ancien développeur informatique de 62 ans, il est en arrêt maladie depuis 2009. « Quatre ans d’antidépresseurs. » « Il faut qu’ils soient punis. Et bien punis », réagit auprès de francetv info Marie-Laure. Son frère, Robert, technicien de 51 ans, s’est suicidé en mai 2008 à Strasbourg. Les syndicats, eux, veulent aller encore plus loin. La CFE-CGC réclame un procès pour « homicide involontaire », SUD veut fédérer les syndicats pour rendre la direction« pleinement responsable » de l’affaire et la CGT veut faire du procès un« avertissement à tous les dirigeants ».
Pour la première fois en France, la politique de gestion des ressources humaines d’une entreprise pourrait donc constituer une infraction pénale en elle-même. Cette politique a par ailleurs déjà commencé à être remise en cause dans les écoles de management, comme l’avait constaté francetv infoen 2012. A la prestigieuse Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP), ou à l’école de management de Bordeaux, par exemple, France Télécom est devenu « l’exemple à ne pas suivre ».
[…]