La philosophie est la servante de la théologie, écrivait l’écossais Robert Baronius au XVIIe siècle. C’est vrai. Y a-t-il de l’être impérissable derrière le périssable ? Y a-t-il de l’immuable ? Ces questions philosophiques servent la théologie depuis toujours. Je dirais même que toutes les questions philosophiques se sont toujours adressées et ne s’adresseront jamais qu’à la théologie, comme pour préciser son message immémorial : Dieu est l’être, immuable et impérissable, Il est pure et éternelle dispensation d’amour, sans effort, et cette pure dispensation dessine des formes, des formes d’existence, périssables.
Ainsi, Dieu crée l’existence sans exister Lui-même, car ex-ister c’est sortir de l’être ; toute ex-istence est déjà un ex-il. Ce que nous confirme l’étymologie du mot “exister”, du latin “ex”, sortir de, hors de, et “sisterer”, “stare”, se tenir debout, immobile ; exister c’est donc sortir de l’immobile, de l’immuable, de l’être. Les créatures, les créations ex-istent sans être, et le créateur divin est sans ex-ister. Par conséquent, plus on est moins on ex-iste, et plus on ex-iste moins on est. Ainsi, l’ex-istence suprême c’est la sortie ultime de l’être, l’aliénation, l’égarement ultime : la rébellion contre l’être, contre Dieu, qui soutient pourtant l’existence de toute créature, même la plus faible. Cette rébellion a pour nom : Satan. Précisons au passage qu’en hébreux, “rébellion contre Dieu” se dit : isra-ël. De “isra”, lutter contre, s’entêter, s’obstiner, et de “ël”, le divin. Il est évident qu’entre l’être divin et l’égarement ex-istentiel, il y a une infinité de degrés. Des degrés d’une échelle que l’on peut monter ou descendre. Dans la religion hindouiste, la grande et subtile religion aryenne, indo-aryenne, il est question de la kundalini, l’énergie vitale, qui décline vers l’enlisement dans l’ex-istence ou qui s’élève vers l’être, selon certains degrés clés, les chakras, des centres d’énergie chez l’homme. La kundalini circulerait par trois voies principales, celle du milieu, droite, appelée sushumna, et celles de pingala et ida qui tournoieraient autour de sushumna telles une double hélice… pingala et ida seraient les voies des excès, des déséquilibres, du dualisme, des égarements, et la voie droite sushumna serait la voie du salut ; exactement ce que dit la première sourate du Coran, « sirat el-mustaqim » serait donc la sushumna, la voie droite, la voie de droiture qui nous permettrait de nous élever moralement vers Dieu, degré après degré, chakra après chakra. Le degré le plus bas, le chakra muladhara, se trouvant entre les organes génitaux et l’anus… là, la kundalini est enfermée, enroulée comme un serpent… ! Ça ne vous rappelle rien ?…
Tout homme pourrait donc, s’il le veut, remonter le courant de vie déclinant pour se rapprocher de l’être. Mais cette remontée à contre-courant est aussi difficile que la descente est facile. Avant de sombrer dans le plus bas degré, Satan était Lucifer, proche de Dieu, tout proche, porteur de lumière divine, lumière de vie, puis, succombant à la joie, à l’ivresse de son existence, il désobéit à Dieu, il refusa de s’incliner devant la nouvelle création divine, une créature plus faible en lumière : l’homme. Et ce fut la chute. S’incliner vers le plus faible ou décliner vers le plus vil, telle fut la si décisive question qui ne vint pas à l’esprit pourtant si subtil de Lucifer. Et ses lumières déclinèrent vers le plus bas degré, lumières de l’orgueil, du narcissisme… lumières humaines, trop humaines, destructrices… lumières de mort… les sciences modernes… les sciences qui tentent d’emprisonner la vie dans une mécanique physico-chimique rationnelle, vainement… la vie est d’essence divine, elle n’est pas un phénomène périssable découlant de combinaisons physico-chimiques, c’est plutôt l’inverse. La joie d’un vivant est éternelle tant qu’il s’incline devant l’Éternel et vers le plus faible (par l’aumône par exemple), mais dès lors qu’il ne s’incline plus, il décline vers le périssable, la douleur.
S’incliner ou décliner, nous avons ce choix, même si la propagande de Satan nous fait croire que nous ne pouvons que décliner. La moindre particule subatomique s’incline, se courbe, en décrivant une ligne courbe, ou circulaire. Tout s’incline et tous les mouvements sont courbes dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand. Il y a plus de 2000 ans, dans son unique ouvrage De rerum natura (“de la nature des choses”, en latin), l’épicurien Lucrèce en avait déjà eu l’intuition avec son concept de clinamen (“déclinaison” en latin). La liberté, celle de l’homme ou celle de Lucifer, n’a elle aussi d’autre choix que de se courber, en s’inclinant ou en déclinant. La ligne droite est toujours relative dans l’univers, qui lui-même est courbe, l’espace-temps est courbe, la seule droiture absolue c’est Dieu.