Dernier entretien très intéressant du Docteur Ali Benziane concernant son dernier livre, L’épreuve de vérité. Ce que nous révèle l’après Covid-19 ?
Ô mon fils, brise tes chaînes et sois libre !
Combien de temps demeureras-tu esclave de l’argent et de l’or ?Un contact imprévu s’est établi entre l’O.S et le poète essayiste Ali Benziane, que nous ne connaissions pas du tout. Outre des ouvrages de poésie, il a récemment publié un livre intitulé « L’épreuve de vérité ? » (Sous-titré « Ce que nous révèle l’après-Covid»). Ce texte est étonnant à plusieurs titres, mais particulièrement par la conjonction qui s’y opère entre une pensée critique radicale et une dimension « spirituelle » (sans rapport avec le nouvel-âge ou la mode du développement personnel, qui n’est autre que le développement personnel de l’aliénation). Notre compréhension de sa perspective pourrait se résumer par : « Aux âmes citoyens ! », en entendant/en postulant sous le mot « âme » ce que nous qualifierions quant à nous de possible « fond humain subsistant » (et résistant). Après quelques échanges, nous sommes tombés d’accord sur le principe d’un entretien, dont nous retranscrivons ici l’essentiel.
- Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire votre livre « L’épreuve de vérité ? »
Le philosophe Mehdi Belhaj Kacem, qui m’a fait l’honneur et l’amitié de préfacer mon ouvrage, a donné la meilleure définition de ce que nous vivons depuis mars 2020 avec l’expression : “feu d’artifice aléthéologique”. Ce néologisme provient du mot grec aletheia que l’on peut définir comme le dévoilement – toujours brutal, intense et éminemment conflictuel – de ce qui était jusqu’alors en retrait, à savoir la vérité de l’être.
C’est précisément pour cela que « L’épreuve de vérité » est le titre le plus pertinent que je pouvais donner à mon essai, qui se propose justement de décortiquer ce qui se cache derrière le masque de cette pandémie organisée, et in fine de dessiner les contours d’un nouveau mécanisme de pouvoir global, destiné à prendre de plus en plus de place ces prochaines années, ainsi que les moyens les plus efficaces pour le combattre.
- Quels sont ces contours selon vous ?
Ce qu’il faut d’abord comprendre c’est que le système a mis en scène son effondrement sous nos yeux, avec pour conséquence majeure une perte de sens généralisée, autrement dit : le Covid nous a brusquement ramenés à la réalité. La question est : de quelle réalité parle-t-on ? La véritable épreuve est que la réalité s’est elle-même dissoute depuis longtemps, elle est devenue entièrement parodique, ce qui entraîne une crise sans précédent des référents universels, une nécessité impérieuse de « principes immuables » (qu’on peut aussi nommer « invariants »). Ce vide est à l’origine de ce que j’appelle la parodie tragique, en revenant aux tragiques grecs et à Sophocle en particulier dont « l’Œdipe Roi » apporte un éclairage étonnant sur la réalité principielle de ce que l’Occident (et je préciserai cette distinction ensuite) a subi avec la « pandémie covidienne ».
- Etonnant en effet !
En fait, ce n’est pas si étonnant que cela, car je considère la tragédie comme une des clés majeures de la pensée occidentale, que la philosophie a honteusement essayé de cacher pendant des siècles sous un monceau informe de pseudo-métaphysique. Heidegger, quoi qu’on puisse en dire, a commencé à dépoussiérer les choses avec son retour aux présocratiques, mais c’est surtout Philippe Lacoue-Labarthe, un penseur d’une importance décisive, qui a contribué à réintégrer tout un pan oublié de la philosophie à travers les concepts de mimésis et de katharsis, directement liés à la tragédie grecque. En découvrant les travaux de Lacoue, j’ai compris qu’il était indispensable de lire sous le prisme renouvelé de la tragédie les événements tels qu’ils se déroulent en Occident. S’ensuit dans mon travail, une interprétation inédite du mythe œdipien à partir de laquelle tout s’est éclairci.
Et en premier lieu, la notion de parodie généralisée qui renvoie directement au « spectacle intégré » de Guy Debord.
- Pouvez-vous illustrer cela dans l’actualité que nous « vivons » ?
La guerre, qui est l’événement tragique par excellence (il suffit de se replonger dans « l’Iliade »), est systémiquement mise en scène : nous sommes très vite passés d’une pseudo-guerre contre un virus avec un état d’exception généralisé, à un conflit mondial qui ne dit pas son nom. Au sein d’un spectacle devenu total où un ancien acteur comique peut jouer le rôle d’un chef de guerre, quelqu’un comme Bernard-Henri Lévy, qui se filme en costume et chemise blanche immaculée sur le théâtre (au sens littéral ici) des opérations atlantistes, est particulièrement révélateur, car son jeu est en totale adéquation avec la réalité parodique que nous vivons maintenant.
- Pouvez-vous revenir sur votre relation aux situationnistes, en lien avec votre « diagnostic » sur notre époque ?
J’ai découvert les situationnistes après l’écriture de mon livre (rendons grâce de nouveau à MBK), et il est vrai que ce que j’ai pu lire dans « La Société du spectacle » ainsi que dans ses « Commentaires » est entré immédiatement en résonance avec mes propres intuitions et avec le travail d’autres penseurs qui m’ont influencé.
Pour Debord, le spectacle irradie la réalité de sa fausseté, il s’intègre dans la réalité, mais cette dernière est toujours là, en arrière-plan pour ainsi dire. Avec le Covid, nous nous sommes rendu compte que la copie n’a pas seulement remplacé l’original, elle est devenue l’original. Et c’est là que le travail de Baudrillard, avec lequel je suis plus familier, peut être un apport intéressant à la pensée de Debord (même s’il a bien sûr ses limites), en introduisant la notion de simulacre intégral.
Ce qui est absolument nécessaire c’est d’abord de comprendre les dessous de la grande parodie avant d’élaborer des stratégies pour s’en libérer, ce qui implique un changement radical de paradigme. Un tel travail théorique a été effectué par Debord en son temps avec la création de l’internationale situationniste et son projet de « changer le monde », comme l’affirme Debord lui-même dans les premières lignes de son « Rapport sur la construction des situations » (1957).
Il y prend acte de la faillite de la culture dominante, en définissant au passage la culture comme “organisation de la vie” (renvoyant au “mode de vie” prôné par le poète TS Eliot), et constate le décalage entre l’action politique et les nouveaux mécanismes de pouvoir qui se mettaient en place à l’échelle mondiale. Il avait aussi compris les limites de la contestation ouvrière, qui s’était aliénée en assemblées de bureaucrates (dont les syndicats sont toujours les représentants les plus féroces), empêchant de fait l’aboutissement de toute révolution authentique.
C’est entre autres pour cela que Debord a décidé d’en finir avec l’IS après mai 68, pour éviter qu’elle ne dégénère à son tour en bureaucratie, car « on ne peut combattre l’aliénation sous des formes aliénées ».
- Comment reliez-vous cette compréhension avec les enjeux de la situation présente ?
En fait, la question cruciale que pose Debord dans son Rapport est celle des possibilités d’une action révolutionnaire à travers la politique. Si à cette époque, il y avait encore un espoir à ce niveau là, force est de constater que ce n’est définitivement plus le cas actuellement pour la simple et bonne raison que la politique n’échappe pas à la grande parodie.
Posons donc la question qui tue (littéralement) : de quoi la politique est-elle devenue la parodie (ou la mimesis dégénérée) ? C’est dans le travail philosophique de Mehdi Belhaj Kacem et de ce qu’il appelle la « mimétologie généralisée » que nous trouvons la réponse : la politique est la parodie de la science et de ses lois.
Pire, à l’occasion de ce qu’on a appelé la crise sanitaire, la confusion manifeste entre la parodie et l’original est apparue au grand jour, soit la contiguïté entre la politique et la science, avec les conséquences désastreuses que l’on connaît.
Ici, le travail de Lacoue-Labarthe est salutaire car il nous montre que la coïncidence de la représentation et du représenté aboutit inévitablement au totalitarisme. Cela ne vous rappelle rien ? Tout devient théorie au sens performatif, comme dans le léninisme ou le nazisme, et l’être humain lui-même n’est qu’une partie de cette théorie généralisée que l’on peut exploiter et manipuler à dessein. La science est persuadée que son salut se trouve dans la politique, et cette dernière n’a pas d’autre choix que de se transformer en force autoritaire, voire militaire, pour maintenir coûte que coûte sa réalité illusoire…