Ce texte d’une ex-conseillère est assez exceptionnel puisqu’il dit absolument tout de la réalité de la situation du métier de bankster : des voyous, des criminels, des parasites de la société, qui vivent aux crochets des travailleurs.
Longtemps, j’ai volé les gens. C’était ce en quoi consistait à peu près 95 % de mon temps passé au bureau. Enfin, je n’étais pas une voleuse au sens strict du terme ; j’étais une arnaqueuse de première main, mais institutionnalisée. J’étais également bien plus disciplinée, soumise. J’étais une voleuse légale, qui ne volait même pas pour son propre compte, mais pour celui de ses patrons. Ces derniers, cyniques, me donnaient des objectifs – journaliers, hebdomadaires, mensuels. Et à chaque forfait que je commettais, j’avais même droit à toutes les félicitations. Mon job était connu de tous : je bossais dans une banque.
Bien sûr, bosser dans une banque lorsqu’on sort d’un BTS assistante de gestion, c’est loin d’être la chose la plus séduisante. Pour ma part je voulais me tourner vers les maisons d’édition et aider des auteurs à être publiés. Visiblement ce n’était pas le choix qu’avait mon père pour moi. Pour lui, la banque était un domaine « plus stable », et en ce temps il était d’ailleurs l’ami d’un directeur d’agence qui avait « un siège libre pour moi ». Je ne me souviens plus de ma rémunération lorsque j’ai commencé. Je sais en revanche que le dernier conseiller à être arrivé en fin d’étude à l’agence a commencé à hauteur de 1 600 euros nets par mois. Je sais aussi que mes dernières fiches de paie n’étaient guère plus hautes.
Ma vie de bureau – mon monde – était constituée de gens biens sous tous rapports, surtout dans le rapport à l’argent. Costard-cravate pour les hommes et tailleurs-parfum pour les nanas. Respect des codes et de la procédure, respect des horaires et respect des objectifs ; le tout, dans une apparente bonne ambiance. Moi, j’étais tout en bas de l’échelle. Tellement bas même, que mon ordinateur et les logiciels qui y étaient intégrés avaient plus de pouvoir que moi. On appelle ça « conseiller financier », ou conseillère, tout simplement. Il s’agit de ces personnes qui vous reçoivent dans leurs bureaux à la banque et qui vous donnent des leçons sur la manière de mener votre vie en fonction de vos ressources. Voilà ce que je faisais. Pendant 12 ans, j’ai passé mon temps à refourguer des assurances inutiles, des crédits revolving, des agios, des cartes bleues, des forfaits, à des gens qui n’avaient rien demandé.
Selon Big Browser, le blog du Monde, près de 97 % de l’argent disponible dans le monde, en réalité, n’existe pas. De fait, où se trouve-t-il ? En tant qu’insider, j’ai un début de réponse. Je sais que, lorsque vous faites un prêt, c’est votre établissement bancaire qui invente l’argent avec lequel vous paierez votre voiture, votre téléviseur, l’ordinateur ou le téléphone sur lequel vous êtes en train de lire cette story. Sachez-le : vous créez de la dette, et donc, de la richesse. Car la croissance, c’est votre dette.
Longtemps, j’ai volé les gens. C’était ce en quoi consistait à peu près 95 % de mon temps passé au bureau.
Pourtant, quand j’ai commencé, je croyais fermement à mon métier. Je pensais sincèrement que je pouvais venir en aide à certaines personnes en difficulté devant la gestion de leurs comptes bancaires. C’est ce qui me motivait, réellement. Étant moi-même issue d’une famille ayant vécu quelques « contraintes » financières, je me faisais fort d’être celle qui saurait comprendre et accompagner mes clients dans leurs réflexions et leurs démarches. Mais très vite (4, 5 mois à peine) j’ai été rattrapée par le vice, et sans m’en rendre compte, j’ai changé. Par mes principes d’abord, et puis par ma boîte ensuite. Car celle-ci a bien compris tout le potentiel et toute l’énergie que je pouvais dépenser pour son compte.
Il m’aura donc fallu 12 années pour m’apercevoir, comprendre et accepter le fait que je ne changerais rien, ni au monde, ni à la France. Absolument rien. Et que le jeu était faussé, truqué, dès le départ. Et ce, malgré toute la bonne volonté du monde. Quand j’ai débuté, les conseillers avaient encore un peu de liberté. Certains pouvaient encore jouir de délégations et ainsi octroyer quelques facilités à certaines personnes. Le grand changement, ce fut l’informatisation à outrance et la part de plus en plus prépondérante que prenaient les machines et les algorithmes. Les fameux algorithmes et avec eux les célèbres quotas, scoring, pourcentages et statistiques.
De fait, en rendant les turnovers – terme pour définir le fait de « renouveler le personnel » – plus fréquents, les dirigeants de la banque amenuisaient considérablement le pouvoir de l’empathie qui pouvait se nouer entre le conseiller et ses clients. Ainsi, ma relation avec eux s’est lentement dégradée. D’humain à humain, elle est dans un premier temps devenue paternaliste. « Tous les clients sont comme des enfants à qui il faut enseigner un rapport à l’argent normalisé tel que nous l’entendons », ai-je notamment entendu plusieurs fois au cours d’un colloque. Et ensuite, la relation est vite devenue conflictuelle. De plus en plus tendue, et à tous les niveaux. Les objectifs ont augmenté, les primes ont baissé et les clients ont gueulé. Normal. Néanmoins, la seule réponse que je pouvais leur apporter se résumait à ça : « Je suis désolée. Je ne peux pas intervenir et ne dispose pas des droits pour. »
À nous aussi les conseillers, il pouvait nous arriver de manifester nos désaccords. Les réactions de la part de nos supérieurs étaient alors immédiates. Ces derniers nous faisaient changer d’agence tous les deux ou trois ans, avec parfois plus de 50 kilomètres de distance entre deux affectations. De notre côté, on avait juste le droit de fermer notre gueule. De même, la rémunération des postes de conseillers n’a fait que chuter avec les années. Le tournant des années 2000 a été fatal. Les 13 e et 14 e mois payés par exemple, c’est fini depuis belle lurette.
Sachez-le : vous créez de la dette, et donc, de la richesse. Car la croissance, c’est votre dette.
Les années 2010 ont, elles, sonné le glas de la décence parmi mon corps de métier. Aujourd’hui, ce sont les actionnaires qui se rincent. Avec environ + 10% par banque par rapport à 2014. Les agents pour leur part, on les utilise comme de la chair à canon. Ce sont ceux qui vont au front pour prendre les roquettes balancées par les clients mécontents. Sans surprise, nos supérieurs s’en foutent royalement. Ils n’ont jamais à subir les conséquences de leurs décisions. Nous, on est coincés dans l’étau, entre la direction qui nous contrôle en permanence et nous demande toujours plus de chiffre, et les clients qui voudraient toujours moins de frais.
Or, concilier les deux est impossible. Puisque c’est justement sur les frais facturés aux clients que les banques gagnent de l’argent. Et les frais, eux, ils n’ont jamais cessé d’être augmentés ; frais de lettre à 15 euros – ça fait cher du timbre –, frais d’attestation à 12, frais de dépassement de découvert, ou encore, frais d’impayés – de loin l’un des plus cyniques. En somme, on vous explique que vous êtes punis par l’argent justement parce que vous n’en avez pas assez.
Les années passaient, bon an mal an, et tout devenait insupportable. Nos rendez-vous étaient minutés. Nous étions intimés de mettre la pression aux clients, leur insuffler une forme particulièrement sournoise de culpabilité, de peur aussi.
Puis un jour, lors de la finalisation d’un dossier d’emprunt immobilier, à la fin d’un rendez-vous, le courtier qui avait prescrit les clients et qui les accompagnait pour cet entretien, m’a pris à part. Puis il s’est penché vers moi avant de se lancer dans une tirade d’une cruauté absolue. Il m’a dit : « Vous savez, dans quelques années, vos patrons n’auront plus besoin de vous. Tout est déjà géré informatiquement. Si vous êtes encore là, c’est juste pour donner le change », a-t-il commencé. Je l’ai regardé interloquée, ne sachant trop que répondre. Il ne s’est pas démonté. « C’est pour que vos clients aient toujours cette impression que leur argent est géré par un humain, dans l’intérêt d’un autre humain. Mais vous n’avez d’ores et déjà plus la main sur la machine. Vous ne pouvez plus intervenir. Vous n’avez plus le moindre pouvoir », a-t-il renchéri, s’excusant presque de me présenter mon travail sous cet angle sinistre. Enfin, il a conclu sa démonstration par une pichenette humoristique dont j’ai le plaisir de vous faire part ici : « Le pire, c’est que le jour d’une panne informatique, vous ne serez même plus capables de faire quoi que ce soit. »
Je vous avoue que se faire renvoyer son inutilité à la face, comme ça, d’un coup, ça fait mal. Néanmoins, je me suis aussi rendu compte que c’est bien lui qui avait raison. Aujourd’hui, en agence, les conseillers bancaires ne servent plus à rien, sinon à vendre des produits inutiles pour faire empocher les frais inhérents à ces produits aux actionnaires, et accessoirement, à faire passer les colères justifiées des clients en servant de punching-ball. Ce courtier cynique n’a en réalité fait qu’accélérer le processus à l’œuvre à ce moment de ma vie : celui de ma future démission.
Comprenez bien qu’une banque, en 2016, ne vous aidera que si vous êtes déjà riches. Là, elle vous expliquera sans réserve les mécanismes vous permettant d’en redistribuer le moins possible aux plus pauvres, afin de le conserver dans son giron. Quand vous êtes pauvres au contraire, la banque vous explique qu’il est de votre devoir de payer les riches, afin de faire rouler l’économie. C’est une arnaque sur toute la ligne, et je suis désolée d’y avoir participé pendant plus d’une décennie.
J’ai donc somatisé, et ai, comme nombre de mes collègues conseillers, frôle le burn-out. Mais nous n’étions pas tous des enfants de chœur. Je me souviens de pas mal de collègues qui enculaient le client avant de se marrer à gorge déployée, en se foutant bien et royalement de sa gueule.
Aujourd’hui, la BNP Paribas et le Crédit Agricole, mes deux anciens patrons, prévoient déjà un grand nombre de licenciements étalés sur l’année 2016. Ils parlent également de ventes d’actifs, lesquels entraîneront nécessairement de nouveaux licenciements. Tout ça, alors que leurs actionnaires n’ont jamais amassé autant d’argent que ces dix dernières années et l’histoire des paradis fiscaux ne surprend pas vraiment.
Alors pour moi, c’est terminé. J’en avais marre de gerber tous les jours en rentrant du boulot. Et si j’écris ces mots aujourd’hui, c’est par compassion envers mes anciens et anciennes collègues. Je sais qu’ils sont impuissants, et qu’ils ont peur. Et si cela peut aussi éviter à tous les épargnants de se faire dépouiller à la première crise organisée venue à l’aide d’un bail-in – comme à Chypre –, ce sera aussi bien. Si cela peut contribuer à créer un peu plus de solidarité, même infime, en rassemblant les humains indépendamment de leur fonction dans la société, idem. Alors, peut-être que nous aurons fait un pas. Un petit pas sans doute, mais un pas tout de même dans la bonne direction.
Aujourd’hui, j’ai vendu mon appartement en bordure de centre-ville pour aller m’installer à la campagne. J’ai trouvé un job à mi-temps et je passe plus de temps avec les gens, les vrais gens. Je me suis volontairement déconnectée de la frénésie du monde. Je fais pousser mes fruits et mes légumes. Après avoir volé l’argent de tous ces gens, je donne à d’autres de la nourriture, autant que je le peux.