Gustave Flaubert, tout comme son ami Maxime du Camp et d’autres noms célèbres de la littérature, et des arts, mentionnés dans ce livre de l’auteur rouennais M. Olivier Roney, ne furent pas seulement franc-maçons par choix, sincère ou opportuniste, ou sous l’effet de quelque milieu, mais parce que la France aristocratique, scientifique ou artistique, militaire, académique, juridique, politique, coloniale était plongée dans l’élément maçonnique. Parallèlement, après la conquête de l’Égypte menée par l’armée napoléonienne et sa suite de savants initiés à la Maçonnerie, “l’atmosphère d’égyptologie “, comme l’écrit l’auteur, se fixa dans notre pays.
La religion de l’Égypte était ainsi bien plus populairement connue, considérée dans l’unité de sa construction, qu’elle ne l’est maintenant, car on n’y cherchait pas ce qui flatte l’imagination, étonne la technique, mais éduque la Raison, bref la sagesse des Anciens. Les études grecques et latines n’en étaient point séparées. Le livre, par exemple, du Critias ou Atlantique, du divin Platon, fait conter à son grand père enfant le souvenir de révélations entendues par le sage Solon d’un prêtre égyptien sur l’île fameuse de l’Atlantide. Les deux civilisations puissantes perses et égyptiennes se rejoignaient donc dans l’esprit des lycéens avant de muer en vision générale du monde. Dans le christianisme populaire reflété dans l’art, la fuite en Égypte de la Sainte Famille laissait entendre que le futur Christ y avait reçu une partie de son éducation. Être chrétien était donc aussi tenir l’Égypte pour sa patrie spirituelle. Le pays conquis par Napoléon tenait donc un rôle aussi important que celui de la Perse dont l’Égypte reçut la doctrine des Anges et des sphères supérieures que les Israélites traînèrent avec eux !
Le sujet que traite M. Roney est d’abord patriotique : il défend son compatriote normand contre des universitaires qui tentent de minimiser l’appartenance de Flaubert à la Maçonnerie Écossaise Philosophique. Certains sont gênés d’apprendre qu’une fois cette branche disparue, la Maçonnerie restante, transformée par le goût des affaires, s’épuisa à ruiner son ancien membre qui ne reconnaissait plus la matrice de tant d’illustres génies du 19e siècle. Il est peu connu que Napoléon marqua son mépris pour les initiés dans le Mémorial de Sainte Hélène les tenant pour “des imbéciles qui font des folies ridicules”, et M. Roney, retrouve la formule dans un célèbre maître initié et égyptologue ayant instruit la génération en égyptologie, parlant d’une poignée de fous passant leur temps à rechercher la pierre philosophale. Chez ce Delaulnaye connu de Flaubert et de Maxime du Camp, ici reproduit et resté confidentiels jusqu’à ce jour, est souvent cité (p. 174) le Père jésuite allemand Athanasius Kircher : le savant et philosophe saxon Leibniz qui le connaissait fait allusion à un livre de botanique en possession de celui-ci, reproduisant à la plume des êtres féminins baignant dans quelque liquide et entourés d’une langue manuscrite “latine” que personne n’a su traduire :
le fameux “manuscrit de Voynich” du nom du Mécène qui l’acheta au 19e siècle au Jésuite dépouillés en Italie.
M. Roney aime à insister que tout accès à l’Orient et surtout à l’Égypte passait par la Maçonnerie, et ce fut elle qui soutint les efforts du vice roi d’Égypte Mehemet Ali, par ailleurs adversaire du wahhabisme, contre la Turquie.
Olivier Roney nous fait apprécier les connaissances de Flaubert sur la religion des Égyptiens tirées donc de ce livre français paru en 1791 portant sur la doctrine des Philosophes n’ayant rien de commun avec les discours grandiloquents d’une buvette au Parlement. Un exemple en convaincra le lecteur et l’attachera aux efforts des recherches d’Olivier Roney, fruit d’une forte nature :
« Saturne est dit le plus jeune des enfants d’Uranus parce que la putréfaction est le dernier état des corps ». Elle représentait la couleur noire. « A ses côtés étaient ses quatre enfants, Jupiter, Junon, Neptune, Pluton qui représentaient les quatre éléments dont il est le principe. Auprès de Saturne on peignait ordinairement Ops, sa femme, sous la forme d’une matrone la main droite ouverte comme pour offrir son secours aux mortels, et de la gauche présentant le pain aux pauvres. » (p. 229). Une autre citation donnera un avant-goût du charme causé par cette lecture qui apprend des choses utiles, alors que nous ne voyons plus circuler que des cafards d’idées folles ou impures, sur des thèmes pourtant sérieux : « Saturne est encore la Stabilité des choses, la Masse du Globe, la Force réceptive de la nature, le Nœud qui lie la matière à la forme, la Terre, la Fumée terrestre… le Chaos, le Déluge, l’Hiver, les Ténèbres. » (p. 231).
Rien que ceci devrait suffire à relever le point d’intérêt de ce livre rapportant la connaissance que Flaubert puisait dans une Maçonnerie savante, celle-ci disparue, une authentique inquisition entreprit de contraindre cet esprit puissant au silence en frappant au plus pas ; ce qui est l’objet du tome second, “Gustave Flaubert la Sanction”.
La première maçonnerie n’était point mécréante – ou athée comme on le dit si mal, en oubliant que le mot d’athéisme suppose que son contraire, le théisme ou doctrine d’un être dominant le monde matériel et inséparable de lui, ou théisme, soit clair ! Schopenhauer a mis en garde contre l’emploi de ce terme. La Franc-Maçonnerie fut condamnée pour la première fois par le catholicisme le 28 avril 1738, dans une Bulle In Eminenti etc. par un pape âgé de quatre-vingt-sept ans, et ancien archevêque de Florence, Clément XII. L’occasion en fut la demande du parti britannique des jacobites exilés de soutenir leur cause de prétendant au trône d’Angleterre contre le parti hannovrien dont la France se faisait l’avocat. Dans le christianisme la Maçonnerie fut condamnée d’abord par un pasteur nordique et en Orient par la Sublime Porte sous pression libanaise.
M. Roney aime à insister que tout accès à l’Orient et surtout à l’Égypte passait par la Maçonnerie, et ce fut elle qui soutint les efforts du vice roi d’Égypte Mehemet Ali, par ailleurs adversaire du wahhabisme, contre la Turquie. Flaubert et son ami ne purent y être reçu qu’avec des lettres de recommandation qui démontraient leur affiliation.
Flaubert était petit-fils de franc-maçon, fils de père médecin maçon. La littérature du XIXe siècle en regorge. L’auteur cite ainsi l’antidémocrate Stéphane Mallarmé, partisan du général Boulanger et fils du maçon Josèphe Mallarmé passant de l’Orient de Toulouse, en 1797, à celui de Nancy dont il fut maître. La Maçonnerie écossaise philosophique de Flaubert et de Du Camp était celle catholique, à laquelle avait appartenu Louis XVIII. Aujourd’hui, depuis l’encanaillement de la seconde moitié du XIXe siècle, quand le boulevard – pour reprendre l’image du début du dialogue de Bouvard et Pécuchet, était sous une chaleur de 33°, le savoir devenait platitude ! Tous avaient perdu l’énergie de maintenir un savoir difficile sous des codes, des formules qui faisaient écrire à Flaubert : “J’ai fait de l’arithmétique”. (p. 367).
Deux idées de M. Roney méritent d’être relevées et portées déjà à la connaissance du lecteur bienveillant. Que les clefs de la connaissance pour l’Europe sont dans le catholicisme, et de poursuivre : “le signe repris par la franc-maçonnerie, la main sur le cœur n’est en fait qu’une démarche purement Chrétienne” (p. 361).
Rien n’est plus vrai ni plus sûr : l’art sacré, qui est proprement une éducation par le mystère, devant une image qui vous force à rester muet (mustos, ce qu’étaient les mystères grecs), montre fréquemment le Christ indiquer son cœur, plus exactement le chakra du cœur, ce que les Pères de l’Église entendent par le pneuma ou souffle, ce qui anime.
Une autre idée propre à M. Roney est que la doctrine catholique est entièrement celle du Mithraïsme et que Maxime du Camp serait parti dans un premier voyage en Orient, pour en relever les traces, qu’avec Flaubert il aurait été initié à un ordre templier semblable à celui des chevaliers teutoniques et connu comme rituel du Lowton. (voir p. 25, note 12).
Ce livre offre-t-il des surprises ? Oui, tout d’abord une liberté de ton politique que l’on trouvera chez Flaubert contre une politique anglaise agressive et créatrice d’un islamisme maintenu pour servir ses fin impériales.
Il faut donc éviter d’écrire cette histoire de la Maçonnerie comme un roman à putsch, c’est-à-dire avec une succession d’événements qui ébranlement le monde en étonnant des naïfs auxquels sont promis des festivités, des carrières plus sûres qu’honnêtes, moyennant l’abandon de son libre arbitre. M. Roney n’y succombe pas, car il a l’œil fixé non pas seulement sur une galerie de portraits mais sur la réalité des symboles.
En fait, Flaubert, d’origine rémoise, est naturellement métaphysicien, au sens où il observe la substance, ce qui ridiculise tout échafaudage contemporain surréaliste qui n’est qu’un matérialisme irrité. Sa lettre à Louise Colet (1863) laisse apparaître ce goût de la philosophie : “Il faut faire de la critique comme on fait de l’histoire naturelle, sans idée morale, il ne s’agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais bien d’exposer en quoi elle consiste”. Nous passons de la rhétorique à la dialectique, c’est-à-dire de l’art de persuader à celui de convaincre par le poids des formes !
Ce livre offre-t-il des surprises ? Oui, tout d’abord une liberté de ton politique que l’on trouvera chez Flaubert contre une politique anglaise agressive et créatrice d’un islamisme maintenu pour servir ses fin impériales. Tel ce Al Afghani (1838-1897) longtemps en poste au Caire, la Blavatsky en Inde etc. Le lecteur se voit aussi proposer une identité du célèbre Fulcanelli : je ne puis que noter cette heureuse découverte à un public encore capable de s’ouvrir à ce qui est déjà ouvert, selon le mot de Goethe !
A côté des surprises une merveille, la reproduction de l’image du cygne sur le blason de Boulogne-sur-mer commémorant le débarquement du roi Charles X (p. 362). Ne cherchons pas à récompenser pareille œuvre de recherche infatigable, le destin s’en charge et les jaloux confondront leur mauvaise humeur dans la même grisaille !