Kant et l’esprit du judaïsme
Il ne s’agit pas de traiter de la question juive, comprise comme l’examen de l’insertion du judaïsme entendu comme l’ensemble de ceux qui et se désignent et sont désignés comme tels, juifs vrais ou faux, dans la société ; et les réponses sont aussi étendues dans le temps qu’identiques. Elles figurent dans la littérature humaniste, Cicéron compris, dans la patristique grecque chrétienne, dans la geste héroïque ou épopée d’Ali (béni soit-il), occupent le tiers du Coran et en filigrane tout l’Évangile, jusqu’aux discours de Proudhon, fou parfois, maçonnisé mais sincère, comme l’avouait le chancelier Metternich. C’est dans cette foulée qu’en 1860 un philologue juif estimé lança un terme contre Ernest Renan, l’accusant – ce qui donne le titre de son étude – de préjugés antisémites, pour parler de sa mauvaise opinion sur telle catégorie de gens se réclamant de Sem, comme les Européens le devraient, à suivre les biblistes, de Japhet ou autres, ce qui est aussi commode qu’arbitraire, et nous ne nous égarerons pas sur cette voie encombrée de vérités inutiles (selon un bon mot de Voltaire dans sa préface adressée à sa compagne Émilie marquise du Châtelet, sur la philosophie de l’histoire). Revenons à Kant, dont une école de commentateurs, ceux que l’on nomme les néokantiens (Neukantianer) se recrutèrent, après Hermann Cohen, dans le milieu universitaire juif, et c’est contre eux et leur façon de rationaliser Kant à outrance que s’est dressé Heidegger passé aujourd’hui à la trappe, surtout avec les vagues de migrations philosophiques.
Le philosophe Kant s’intéressait à tout, chose nécessaire à qui veut acquérir de la sagesse, et étudia puis enseigna astronomie, physique, géographie physique, anthropologie et mathématiques avant d’acquérir, passé la cinquantaine, l’âge saturnien, comme on, dit, la gloire philosophique durable, sinon éternelle, comme Platon avant lui, sauf que son existence temporelle, j’entends concrète est absolument avérée, à la différence de celle de l’Athénien entourée de légendes suspectes.
Cet âge saturnien, chez Kant, se traduisait, comme pour la marche de l’astre lent, par des allées et retour sur lui-même, des hésitations qui fortifiaient sa certitude, ce qui est le paradoxe philosophique par excellence, aux antipodes des dogmatismes précipités nourris de la superficialité cultivée par les têtes modernes.
Dans un ouvrage paru en 1793, sous notre sanglante Révolution que l’Allemagne et l’Autriche, au sens géopolitique le plus large, eurent toujours en horreur, et portant sur la religion qu’il désigne toujours au singulier, pour la distinguer des rites divers, Kant effleure inévitablement la question du judaïsme, dans ce même livre où il définit Jésus ou Issa (béni soit-il) comme le prototype de la moralité humaine, ce qui le rapprocherait de l’opinion islamique – en quoi il rejoindrait l’appréciation de Goethe etc. favorable à la métaphysique islamique de l’unité incompréhensible aux idolâtres du costume et des Lombards musulmans (ou longues barbes, si je puis me permettre pareille plaisanterie), qui sont des pense-menus et conséquemment, par compensation des avares devenus vite frénétiques, par énervement ou révolte des sens privés de l’esprit moteur qu’on nomme une âme (du verbe animer).
“…il n’y avait d’autre foi sanctifiante que la foi morale, qui seule rend les hommes saints.“
Le philosophe aimait surtout un livre de l’Ancien Testament qu’est le livre de Job, car ce Job accablé de malheurs bien qu’il soit honnête se refuse à parler des intentions de Dieu, et se contente d’être ferme dans sa piété, et non de discourir, à la façon de ses amis disputeurs, comme pour instruire Dieu de ce qu’il doit ou pourrait faire, comme le font ceux qui judaïsent, et pas seulement dans les synagogues : “Job reconnaît avoir parlé, non pas de manière sacrilège, car il est conscient de sa droiture, mais seulement de manière malavisée sur des choses qui sont trop hautes pour lui, et qu’il n’entend pas, cependant que Dieu fait tomber sa condamnation sur les amis de Job, parce qu’ils n’ont pas aussi bien parlé de lui (selon la probité de leur conscience) que son serviteur Job. Cela étant, si l’on considère la théorie que soutenait chacune des deux parties, alors il se pourrait que celle des amis de Job paraisse témoigner de plus de raison spéculative, et d’une soumission plus pieuse. Et très probablement, devant n’importe quelle cour de théologiens dogmatiques, devant un synode, devant une inquisition, une assemblée de vénérables, ou un haut consistoire de notre temps, tous (un seul excepté, – et Kant fait allusion à un consistoire libéral berlinois de son opinion – Job aurait connu un sort fâcheux. Et sa conclusion de tomber : “Ainsi la seule droiture du cœur, et non la supériorité de l’intelligence, la seule franchise avec laquelle Job avoue ses doutes sans déguisement, et l’extrême répugnance à feindre une conviction que l’on ne ressent pourtant pas, et à feindre particulièrement devant Dieu (avec lequel cette ruse est pourtant inepte) telles sont les qualités qui, dans la sentence divine, ont donné l’avantage, en la personne de Job, à l’homme sincère sur le flatteur religieux…”. Kant cite en changeant un mot, la traduction luthérienne du propos de Job (“Jusqu’à ce que vienne une fin, je ne veux pas fléchir dans ma piété, Luther écrit “mon innocence”. “Par cette disposition intérieure, en effet, il témoigne qu’il ne fondait pas la moralité sur sa foi, mais la foi sur la moralité ; et, en ce cas, la foi, si fragile puisse-t-elle être, est pourtant d’une espèce plus pure et plus estimable, que celle qui ne se fonde pas sur une religion qui recherche la faveur, mais sur une religion de la bonne conduite” (Sur l’insuccès des tentatives philosophiques en matière de Théodicée, ou, pour traduire ce néologisme grec forgé par Leibniz, de justification de Dieu).
Ainsi s’expliquerait l’allusion à ce scandale que créa le Job allemand, en écrivant sans son livre sur la Religion déjà évoqué plus haut et soumis à la censure, un certain temps, , que le judaïsme n’est absolument pas une religion ! Mais un statut politique tenant Moïse pour son législateur, et faisant abstraction de tout ce qui émeut dans ce livre de Job, que Voltaire, avec son instinct souvent sûr, voyait comme un conte arabe annexé par un corpus étranger.
Sans des qualités morales attribuables à une personnalité divine, on courrait le danger, explique le philosophe, de “concevoir la divinité comme une autorité humaine et de dégénérer en une croyance servile anthropomorphique.” (Œuvres philosophiques, Pléiades, tome III, derniers écrits, La Religion etc. p. 173).
Ce ne serait pas du Judaïsme, de sa foi statutaire ou politique, que serait né le Christianisme, à parler histoire, mais d’une certaine forme de judaïsme mêlée à de la philosophie : “Le Maître de l’Évangile, s’annonça comme envoyé du Ciel, tandis que digne d’un tel message il déclarait que la foi servile (à des jours de culte, de confessions et de pratiques), était en elle-même nulle, et qu’en revanche, il n’y avait d’autre foi sanctifiante que la foi morale, qui seule rend les hommes saints.” (op. cit., pp.156-157).