« Aux approches du Jugement, la Terre sera glacée de crainte. Le Roi viendra du Ciel juger l’univers. Alors bons et méchants verront le Tout-Puissant accompagné de ses Saints. Il jugera les âmes revêtues de leur corps et la Terre n’aura plus ni beauté ni verdure. Les hommes effrayés laisseront à l’abandon leurs trésors et ce qu’ils avaient de plus précieux. (…) Les rois comparaîtront tous devant le Tribunal du Juge souverain et les cieux verseront un fleuve de feu et de souffre » (Oracle de la Sibylle Érythrée, cité par saint Augustin dans La cité de Dieu).
Des temps les plus immémoriaux jusqu’à notre époque contemporaine, l’ensemble des traditions humaines qui se sont succédé sur terre font état d’un grand souverain ― historique ou légendaire ― qui n’aurait pas connu la mort, seulement une occultation, et qui serait actuellement caché sous une montagne (ou dans quelque endroit inaccessible) dans une sorte de semi-sommeil, attendant patiemment son retour triomphal en ce monde à la Fin des Temps pour rétablir l’ordre et l’harmonie.
Nous nous proposons donc dans cet article de donner diverses illustrations du célèbre mythe du « Roi des Derniers Jours », et surtout, de mieux entrevoir l’universalité et la profondeur de son symbolisme.
Remarquons tout d’abord que tous les peuples sémitiques et indo-européens ont attendu ou attendent encore un puissant roi eschatologique, rédempteur de l’humanité corrompue. C’est à ce « Grand Réparateur » par exemple que Virgile fait référence dans sa quatrième Églogue lorsqu’il adresse cette prière : « Chaste Lucine, favorise la naissance de l’enfant qui vient annoncer au monde la fin du siècle de fer et le retour de l’âge d’or », de même, c’est lui que tous les chrétiens supplient, en récitant le Pater Noster, lorsqu’ils demandent « que ton règne vienne ».
On sait aussi que la tradition hébraïque, s’appuyant sur les grandioses visions des divers prophètes bibliques, a toujours spéculé autour du retour ici-bas du Messie (Mashia’h en hébreu, terme qui signifie « Oint », traduit en grec par Christos), décrit comme un grand roi, descendant de la tribu royale de Juda, qui doit apparaître sur terre entouré de gloire pour soumettre sous son sceptre tous les peuples, instaurer la paix universelle et rétablir les conditions béatifiques du Paradis terrestre.
Pour le Christianisme et l’Islam, c’est la « Parousie » (soit la « Venue », l’« Arrivée »), le « deuxième avènement du Christ » ou le « retour du Fils de Marie », précédé du Paraclet ou du Mahdi, qui viendra juger les hommes, séparer les bons des mauvais et clôturer le cycle adamique dans la concorde générale.
Dans l’Apocalypse de Jean (IXX, 11-13), il est figuré comme un guerrier impitoyable (on l’a surnommé de façon caractéristique « Christ-Roi » ou « Lion de Juda ») livrant victorieusement bataille contre l’Antéchrist et ses forces ténébreuses : « Puis je vis le ciel ouvert, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait s’appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu ; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes ; il avait un nom écrit, que personne ne connaît, si ce n’est lui-même ; et il était revêtu d’un vêtement teint de sang. Son nom est la Parole de Dieu ».
Dans le même registre, il faut observer que la cosmologie de l’hindouisme évoque elle-aussi un guerrier messianique à venir, tout à fait similaire au Messie johannique ; il s’agit du Kalkî-avatâra (le « destructeur des impurs »), le dernier avatar du dieu Vishnou, qui doit descendre sur terre à la fin de notre cycle historique (le kali-yuga : l’âge des ténèbres) : exactement comme chez Jean, les textes hindous disent que Kalkî combattra moult entités démoniaques (notamment les deux démons Koka et Vikoka qui sont les stricts équivalents des hordes bibliques de Gog et Magog), protégera les justes et les pieux, montera un cheval blanc, portera une épée flamboyante, stoppera le chaos général pour restaurer le Dharma (l’Ordre cosmique) et inaugurera un nouvel âge d’or.
En d’autres termes, tout homme, au moment de son décès, est amené à vivre intérieurement sa propre apocalypse personnelle (littéralement le « dévoilement », soit la levée du voile que constitue notre moi psychosomatique périssable) et son propre Jugement Dernier…
Les voisins perses ont une eschatologie comparable car ils attendent quant à eux la venue du Saoshyant (littéralement « celui qui apporte le Bien ») qui rétablira la Justice divine et actera la rénovation finale du monde ; la tradition zoroastrienne affirme ainsi qu’il naîtra d’une vierge dans la « Caverne aux Trésors », qu’il apparaîtra tout étincelant sur un cheval blanc, qu’il écrasera définitivement le dieu maléfique Ahriman et qu’il séparera les bons des méchants. Notons que le XIIe Imam du chiisme iranien, actuellement caché dans une grotte mais devant réapparaître à la Fin des Temps pour établir le Califat universel, revêt les mêmes attributs symboliques que le Saoshyant persan et constitue tout simplement sa version ultérieure islamisée.
De même, on signalera que les Bouddhistes croient en l’avènement du dernier Buddha, dit Maitreya (mot sanskrit signifiant « amical », « bienveillant »), qui doit se manifester pour remettre le monde en ordre à la fin de notre ère lorsque l’enseignement originel de Sakyamuni sera totalement oublié. Que dire aussi des ancestrales croyances amérindiennes qui attestent du retour rédempteur du « dieu blanc précolombien », le civilisateur primordial Quetzalcóatl, qui est aujourd’hui occulté car on dit qu’il est parti autrefois en direction du soleil et s’est retiré sur une île imaginaire, mais un jour, il reviendra par bateau avec les grands ancêtres pour sauver et délivrer son peuple de tous les maux terrestres (ce mythe explique au passage l’accueil bienveillant réservé aux premiers conquistadores par les indigènes américains). Cela nous rappelle bien entendu la vieille religion des Celtes qui espérait ardemment le grand retour ici-bas du roi Arthur, exilé sur l’île d’Avalon, pour qu’il siège de nouveau à la Table-Ronde et qu’il rétablisse l’harmonie cosmique à la fin du monde…
Enfin, pour clôturer ce petit aperçu, nous mentionnerons les innombrables légendes du « roi endormi » qui se sont diffusées parmi les populations européennes (notamment et surtout lors des périodes de crises sociales, qui aboutissent toujours à des fièvres messianiques) à la fin du Moyen-âge et durant toute la Renaissance.
Depuis les spéculations populaires autour de la résurrection de Charlemagne (on dit qu’il dort actuellement avec son armée sous le mont Wunderberg, qu’il se réveillera un jour pour livrer la dernière bataille sur son cheval blanc face aux forces antéchristiques et qu’il reconquerra le Saint-Sépulcre de Jérusalem), en passant par le « Novus Dux » de Joachim de Flore devant ouvrir le Millénium apocalyptique (ce roi fabuleux correspond au mystérieux « Veltro » de Dante), jusqu’aux légendes françaises évoquant le retour du « Grand Monarque » (on pense aussi aux croyances vivaces autour de la survivance du jeune roi Louis XVII), on s’aperçoit que toute l’Europe post-médiévale a été dans l’attente anxieuse d’un souverain légendaire endormi qui devait se réveiller pour pacifier le monde et installer pour toujours l’Imperium.
Bien d’autres empereurs et autres têtes couronnées ont incarné dans l’imaginaire populaire ― parfois même plusieurs siècles après leur mort ― la figure-type du puissant monarque qui doit sortir de son sommeil magique à l’heure du Jugement Dernier pour transfigurer le monde en un nouveau Paradis terrestre. Songeons ici aux divers mythes du « Nouveau Frédéric » qui stipulent que l’empereur Barberousse ou son petit-fils Frédéric II de Hohenstaufen n’est pas mort et qu’il est endormi avec sa cour, couronne d’or sur la tête et sceptre à la main, dans une caverne (respectivement sous le mont Kisfhauser et sous l’Etna) attendant son réveil miraculeux à la fin du cycle (on dit qu’il suspendra son bouclier sur l’« arbre sec » et le fera reverdir en guise de rénovation de l’Empire universel) ; du reste, le même type de légendes était en vigueur au Portugal qui espérait le retour du roi Sébastien Ier (surnommé « l’Endormi » ou « le messie portugais »), ou encore en Bourgogne où le peuple, plus de cent ans après son assassinat, attendait encore la réapparition de Charles le Téméraire et la reconstitution du grand duché bourguignon…
Or, après ces considérations historiques, quelques conclusions s’imposent à nous quant au symbolisme profond de cette légende du roi ou de l’empereur endormi. Quitte à paraître trop péremptoire, nous avancerons simplement que ce souverain mythique ne reviendra jamais ici-bas. Ceux qui croient en un retour physique du Messie sur terre (c’est-à-dire les messianistes et les millénaristes) ne sont que de vulgaires ignorants et de dangereux hérétiques littéralistes espérant grossièrement un éden matériel fantasmatique.
D’ailleurs, il convient d’observer que cette croyance simpliste — digne des petits hommes verts et des pires déviances du courant New-Age — ne se développe qu’en période de crise, de décadence et de désordre civilisationnels lorsque les hommes cherchent fautivement en dehors d’eux-mêmes les réponses réconfortantes à leur atrophie spirituelle et à leur néant existentiel (à la vue de notre époque, ce processus aboutira logiquement au suicide de l’humanité via le transhumanisme et le règne des robots).
En ce sens, le messianisme constitue à nos yeux le premier moteur idéologique de toutes les formes de progressisme et de tous les mouvements révolutionnaires, avec leurs éternels « lendemains qui chantent » devant accoucher d’un « homme nouveau », et qui se terminent toujours dans le malheur et les catastrophes (par exemple, la légende du grand souverain messianique ou du grand empire eschatologique a été largement utilisée par les récents nationalismes belliqueux et autres régimes totalitaires, du bolchevisme au nazisme, en passant par le fascisme et le sionisme… on connaît leurs conséquences funestes).
On peut donc dire pour résumer que tous les dirigeants temporels en chair et en os qui se prennent pour le grand Rédempteur des Derniers Jours ne représentent chacun qu’une des multiples facettes de l’Antéchrist, le véritable « Prince de ce monde », et ne sont finalement que les « faux Christs » et les « faux prophètes » prévus depuis longtemps en Matthieu XXIV.
En réalité, nous dirons brièvement que ce roi occulté n’est pas et ne sera jamais historique, il est de nature purement ontologique : il est l’anthropomorphisation du véritable Soi, l’incarnation de l’Être éternel, la figure symbolique de Dieu situé en chaque homme, l’hégémonikon des Stoïciens (le « souverain intérieur »). C’est pourquoi le Messie biblique reçoit le surnom d’Emmanuel, c’est-à-dire « Dieu en nous » ; Jésus lui-même ne déclare-t-il pas explicitement que son Royaume « n’est pas de ce monde » et qu’il se trouve « en nous-mêmes » ?
Ainsi donc, le grand Réparateur de la Fin des Temps est en sommeil dans le tréfonds de toute âme humaine (dans la « caverne du cœur » disent les Hindous) et ne réapparaîtra que dans la Lumière de l’Esprit (symbolisée par le cheval blanc) lors de l’anamnèse individuelle qui se produit à l’instant de la mort clinique ou de la mort initiatique.
En d’autres termes, tout homme, au moment de son décès, est amené à vivre intérieurement sa propre apocalypse personnelle (littéralement le « dévoilement », soit la levée du voile que constitue notre moi psychosomatique périssable) et son propre Jugement Dernier (qui ne l’oublions pas est une pesée de l’âme), ce qui, au passage, explique pourquoi les visions de saint Jean sont véridiques à toutes les époques et le resteront à tout jamais.
Pierre-Yves Lenoble
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