Depuis le 7 janvier, des représentants auto-proclamés de la communauté musulmane en France, ainsi que des individus voulant lui inculquer la manière de penser la plus adéquate en ces jours de deuil, se sont exprimés en mon nom. A tous ceux-là, je dis : « Not in my name. » En vain, les discours continuent de fleurir pour faner aussitôt qu’on en saisit le sens. Alors, fatiguée d’être assimilée aux mots des autres dans lesquels je ne me reconnais pas, je prends la plume.
Née dans le Sud-Ouest de la France il y a de cela vingt-cinq ans, je suis un pur produit de l’Enseignement laïc et républicain ainsi que des Belles Lettres de la Pensée française. Pourtant, je ne prendrai pas part au rassemblement national du dimanche 11 janvier.
Récapitulons : douze morts dans une fusillade. Qui pourrait ne rien ressentir et ne pas éprouver de tristesse pour les familles des victimes ? Personne de sensé, nous sommes d’accord. Mais ce drame ne justifie pas tout et son contraire. Je ne m’aventurerai pas ici dans la comparaison de cet événement aux drames internationaux, je ne me permettrais pas de relativiser par la souffrance ressentie par des familles aujourd’hui endeuillées. Je me contenterai simplement de décrire les raisons de l’indignation qui m’anime en tant que jeune femme française de confession musulmane se sentant insultée par les voix scandalisées d’une nation qui ne comprend pas sa position.
Voilà trois jours que le journalisme français est en deuil. Je suis triste pour l’humain, mais je n’accepte pas que l’on porte les idées des défunts journalistes comme un étendard universel qui, s’il n’est pas soutenu par mes mains, me range dans le « camp » des « mauvais ». L’idée du journalisme que se fait Charlie Hebdo ne me correspond pas, et je suis ravie de vous apprendre que cela ne fait pas de moi une extrémiste, contrairement à ce que les médias laissent croire. L’Homme a la mémoire courte et a oublié que, depuis des années, le journalisme est à l’agonie. Le métier se meurt parce que l’émotion a remplacé l’information, le sensationnel a surpassé le véridique. La vérité ne paie pas, la justesse non plus. Il faut du choc : on réclame de l’extrême, que ce soit dans les larmes ou le rire. Qui prend aujourd’hui du recul quand, face à son écran, ou à son journal, des images choquantes et des phrases terrifiantes tournent en boucle ? Quand la vulgarité s’érige comme maîtresse absolue de tout humour qui veut être médiatisé ? Qui prend le temps d’en prendre, du temps, et de refroidir son cœur pour mettre son esprit critique en marche ? Au nom de ce dernier, je clame haut et fort ce message : Non, je ne suis pas, et je ne serai jamais Charlie.
Française, je suis musulmane et ouverte – n’en déplaise aux sceptiques – au débat, aux échanges et à l’Autre, quel qu’il soit. Je n’ai pas pour vocation d’imposer une religion à quiconque. Au nom de ces valeurs qui sont miennes, je n’accepte pas qu’un Homme puisse mourir pour ses idées, pour un dessin ou pour un avis divergent sur notre sol. Mais je ne mélange pas mon Humanisme avec ce que je considère comme une hypocrite mascarade autour de la liberté d’expression. En effet, les valeurs incarnées et diffusées par ce journal ne seront jamais, à mon sens, représentatives d’une liberté d’expression digne d’une France qui respecte ses concitoyens. L’unité nationale, d’accord, mais alors il faudra d’abord se mettre d’accord sur la notion si controversée du vivre ensemble. Je suis profondément française, et réellement choquée par un acte dément qui a fait du mal à toute la nation. Mais d’aucuns prétendent que devenir Charlie est nécessaire, que dis-je, OBLIGATOIRE pour diffuser une image positive et défendre l’Islam, ou du moins pour se défendre d’appartenir à une pensée terroriste et sanguinaire. Je ris à ces arguments creux. Donner une image positive doit se faire en total accord avec soi, au quotidien, dans les actes les plus simples. Pas dans la défense d’idées prônées qui ne seront jamais miennes. Et je n’ai pas à me défendre d’appartenir à quoi que ce soit, si les gens sont assez limités intellectuellement pour faire des amalgames, qu’ils les fassent. Aussi, si défiler demain revient à dire que je cautionne l’irrespect qui m’a été fait il y a de cela huit années, alors c’est un argument de plus sur ma balance. Je ne le cautionne pas, mais je ne cautionne pas non plus l’événement du 7 janvier. Si les gens ne savent pas faire cette différence, comme triste est la France.
Ma position ferme se nourrit aussi du respect que je porte à mes amis chrétiens, aux femmes – parce que les caricaturistes y allaient d’un bon coup de crayon misogyne, n’en déplaise à leur amie Caroline Fourest – ainsi qu’à toutes les personnes ayant été insultées par ces dessins, bien que je ne sois pas pour leur interdiction, mais pour la considération de la sensibilité du récepteur. Cette marche n’a rien à voir avec la pure défense de la liberté d’expression, et quand bien même elle ne serait destinée qu’à ça, l’amalgame médiatique, et donc populaire, sera vite fait entre la liberté d’expression et l’acceptation de caricatures irrespectueuses et d’une ligne éditoriale immorale. Je ne donnerai pas mon aval en défilant pour le droit de blesser autrui. Il ne faut pas interdire la liberté de dire, écrire, dessiner, mais malheureusement la décence et l’empathie n’existent plus de nos jours, les limites ne sont plus vues comme du respect mais comme un carcan. À ceux qui s’empresseraient de sauter sur l’occasion de me contredire, il va sans dire que je condamne tout autre acteur social de la même manière : non, on ne rit pas de tout. Alors je refuse de faire partie d’une marche qui, au nom d’une pseudo liberté, scandera que tout peut-être bafoué. Au-delà des caricatures touchant l’islam, la liberté s’arrête où commence le mal fait aux autres. Au-delà même des religions, c’est ici d’Humanité dont il est question. Caricaturer des femmes qui vivent une horreur et en rire, ça ne se fait pas. À Charlie Hebdo je dirai donc : pas en mon nom. À ceux qui trouveront ma pensée simpliste et quelque peu naïve je répondrai : si je caricaturais l’assassinat et l’agonie sanglante de Charb et de ses compères au nom de la liberté d’expression et du droit de rire de tout, je n’ose même pas imaginer quel serait ma sentence sur la place publique. Tiens, l’humour aurait donc des limites ? Qui les fixe si ce n’est le tort qui est fait à la personne qui est heurtée par le message diffusé ? Je me fiche de savoir que la satire est une tradition française, le respect, lui, est censé être universel et une marque de « civilisation »… Ces rassemblements pour Charlie Hebdo portent donc des idéaux que je ne partage pas. De plus, ils ne sont pas juste une manière de crier son refus du terrorisme mais, selon moi, une acceptation du mépris social pour tout ce qui relève du Divin – qui est selon moi une atteinte à la liberté de culte – en accordant une légitimité morale aux caricatures ayant conduits les dessinateurs à leur perte. Charlie Hebdo n’a jamais été le symbole de la liberté d’expression en France. Et je refuse d’être de ceux qui l’aideront à s’ériger en héros, martyr de cette liberté. Je garde en tête que celui qui pense que ma présence à ce rassemblement est indispensable à ma bonne conception de cette notion pense mal, parce qu’il me demande de prouver mon patriotisme mais aussi que ma religion n’est pas « ça ». Mais qu’ils le veuillent ou non, je n’ai pas à entrer dans leur rang pour être à ma place. Alors non, je ne suis pas Charlie.
Je suis musulmane et française, je n’ai à m’excuser ou à me désolidariser de rien. Je ne représente personne d’autre que moi-même. Pourquoi, du jour au lendemain, devrais-je me sentir obligée de porter la responsabilité et les conséquences d’un acte qui n’est lié à moi ni de près, ni de loin ? C’est ce qui m’est pourtant demandé, explicitement ou non, lorsqu’il est demandé aux musulmans de France de défiler et d’être Charlie pour « contrer les actes meurtriers ». Cet argument est insensé, et les mots de Tareq Oubrou l’alimente : « Le silence des musulmans est mal compris par la société française. Vous ne pouvez pas vous taire, sinon on vous verra comme des complices. Vous n’avez pas le droit de vous taire » se permet-il de nous dire. À cet homme m’intimant l’ordre de parler la langue du politiquement correct, je répondrai qu’il est grand temps pour la société, mais surtout pour les musulmans eux-mêmes, d’accepter que nous sommes français, que nous aimons notre pays et que nous n’avons rien à prouver à personne. Le jour où l’auto-culpabilisation et le complexe du colonisé immigré auront disparus de nos rangs, les choses évolueront sans doute. Pour l’heure, ma pensée respectueuse de tous et anti-terroriste, je la défends tous les jours à ma manière et sans me trahir. Je refuse de participer d’une manipulation émotionnelle qui, même si je ne la cerne pas encore précisément, nous enserre déjà bien fort. La surmédiatisation et l’exposition d’idées séparant les français musulmans de la société française elle-même sont dangereuses. Elles sous-tendent qu’ils sont, du fait de leur croyance, une catégorie distincte ne faisant pas partie du Tout républicain. Aussi, à tous ceux qui pensent que j’ai tort de penser que demander aux musulmans de France de s’élever contre ce crime au nom de ce qu’ils « représentent » est anormal, je dis : vous refusez le communautarisme en France, mais en agissant de la sorte vous tombez dans son piège le plus grand : l’exclusion par stigmatisation.
Sachez que l’individu le plus sage est celui qui parvient à garder son calme au cœur de la tempête et de l’orage nocturnes. Il sera le seul à réussir à reprendre la route vers le refuge lumineux et parviendra à ramener l’accalmie. Soyons donc celui-là…
Nina S., française d’expression libre